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Religion, superstition et spiritualité Emission du dimanche 19 mai 2024
Illustration tirée du film de Tarkovski : Andréi Roublev
Lâinstant philo
Religion, superstition et spiritualité Emission du dimanche 19 mai 2024
Quand on parle de religion, on a tendance Ă partir de ses propres croyances et pratiques et de les Ă©riger en modĂšle. Ainsi, dĂ©finit-on souvent en Occident, la religion comme la croyance en un Dieu. On oublie alors que le monothĂ©isme ne constitue quâune des multiples manifestations du religieux. Le polythĂ©isme, par exemple, nâest pas une croyance tombĂ©e en dĂ©suĂ©tude qui serait typique de lâantiquitĂ© grecque et romaine. Lâhindouisme de nos jours est, en effet, fort de plus dâun milliards dâadeptes. Le mĂȘme prĂ©jugĂ© nous laisse dĂ©concertĂ©s face aux religions oĂč la notion de divinitĂ© est largement absente, Ă lâinstar du bouddhisme ou de lâanimisme. La perspective quâon adopte souvent dans notre apprĂ©hension du religieux conduit Ă repousser les cultes diffĂ©rents du nĂŽtre, soit du cĂŽtĂ© de la superstition, de lâhĂ©rĂ©sie ou de la naĂŻvetĂ© supposĂ©e des anciens ou dâautres peuples, soit â et câest plus positif - du cĂŽtĂ©, de la spiritualitĂ© comme câest le cas pour le bouddhisme, le confucianisme ou le taoĂŻsme. Notre jugement est faussĂ©. Ensuite, une fois ce premier obstacle repĂ©rĂ©, un autre se prĂ©sente, peut-ĂȘtre encore plus redoutable. Car il nâest vraiment pas facile de trouver un dĂ©nominateur commun Ă toutes les pratiques religieuses dĂ©jĂ nommĂ©es, surtout si on ajoute le totĂ©misme, lâĂ©nigmatique religion Ă©gyptienne, le chamanisme, les rites sacrificielles des AztĂšques, le shintoĂŻsme â et la liste nâest pas exhaustive. Peut-on vraiment trouver une dĂ©finition de la religion qui puisse sâappliquer Ă toutes ces diffĂ©rentes croyances ? Et si câest le cas, doit-on les considĂ©rer toutes Ă Ă©galitĂ© ? Ou bien faut-il introduire des distinctions, voire une hiĂ©rarchie entre elles ?
I. Des définitions peu satisfaisantes de la religion
A. Lâimpasse de lâĂ©tymologie
Le terme « religion » viendrait du verbe latin religare qui signifierait dâaprĂšs Lactance, un thĂ©ologien chrĂ©tien soucieux de prosĂ©lytisme, « relier », « rassembler ». Rassembler quoi ? Les hommes entre eux, pour les uns. Les hommes Ă Dieu pour dâautres. Parfois les deux. Toutefois, dâaprĂšs le Gaffiot, dictionnaire de rĂ©fĂ©rence pour le latin, cette Ă©tymologie nâest pas fiable. Certains vont alors rapprocher religio du latin relegere â reprendre avec soin, traiter avec scrupule ou encoreâ ce qui vaut seulement pour les religions du livre - relire avec grande attention. Saint Augustin commente Ă plusieurs reprises ces deux Ă©tymologies[i], sans trancher car il ne porte pas une si grande attention Ă ces considĂ©rations. A raison car cette piste semble ne mener que lĂ oĂč on veut aller et elle ne permet pas de dĂ©gager une dĂ©finition satisfaisante et globale du fait religieux.
B. La religion et le sacré
PrĂ©senter la religion comme une expĂ©rience du sacrĂ© Ă la maniĂšre de MircĂ©a Eliade, est peut-ĂȘtre plus Ă©clairant ? Le sacrĂ©, rĂ©alitĂ© absolue et transcendante, censĂ©e ĂȘtre source de tout, est objet dâun respect qui commande habituellement attitude humble et silencieuse. Par opposition, le profane est tout ce qui est Ă notre modeste mesure et nâexige pas un comportement spĂ©cifique. Le sacrĂ©, parce quâil nous Ă©chappe par dĂ©finition et est mystĂ©rieux, est une notion problĂ©matique. MircĂ©a Eliade estime en plus que les ĂȘtres profanes peuvent ĂȘtre le lieu dâune manifestation du sacrĂ©. En brouillant ainsi la frontiĂšre entre sacrĂ© et profane, il ne facilite pas la tĂąche. Si on ajoute Ă cela que sacrifice signifie « rendre sacrĂ© », quâest jugĂ© ainsi « sacrĂ© » ce pour quoi on est capable de sacrifier sa vie comme la rĂ©volution, la patrie, lâhonneur ou encore un idĂ©al, on voit que le sacrĂ©, comme le rappelle RenĂ© Girard[ii], est souvent associĂ© Ă la violence et nâest pas toujours liĂ© directement au religieux. RenĂ© Girard distingue dâailleurs les religions sacrificielles de celles qui ne le sont pas. Ces considĂ©rations nous amĂšnent Ă conclure que le sacrĂ© nâest pas un bon critĂšre pour dĂ©finir la religion en gĂ©nĂ©ral.
II. Une définition descriptive et suffisamment générale ?
A. La formulation
Peut-ĂȘtre quâune dĂ©finition descriptive de la religion a plus de chance dâĂȘtre satisfaisante ? Examinons celle que lâhistorien Yuval Noah Harari[iii] a proposĂ©e dans Sapiens, un livre qui date dâune dizaine dâannĂ©es: « la religion â Ă©crit-il -est un systĂšme de normes et de valeurs humaines fondĂ© sur la croyance en un ordre surhumain. »
B. Commentaires
Surhumain mais pas surnaturel. PrĂ©cision importante car un ordre surnaturel, souvent associĂ© aux notions de divin ou de sacrĂ© est, par dĂ©finition, inconnaissable. Sans compter quâon est trĂšs embarrassĂ© quand on veut expliquer comment le surnaturel peut avoir un effet sur Terre. Parler dâun ordre surhumain, par contre, est rationnel. Les lois de la nature en physique ou encore les rĂšgles du raisonnement en sciences formelles sâimposent Ă nous et constituent deux ordres surhumains. Toutefois, les scientifiques ne dĂ©duisent pas de ces ordres un ensemble des normes comportementales et morales. Ensuite, des systĂšmes de normes comme les rĂšgles du jeu dans le football ou les Ă©checs nâont pas besoin de la foi en un ordre surnaturel. Le droit, les lois et les constitutions politiques dĂ©coulent aussi de dĂ©cisions humaines. Harari remarque « comme nous lâont prouvĂ© les tout derniers siĂšcles, nous nâavons aucun besoin dâinvoquer le nom de Dieu pour mener une vie morale. La laĂŻcitĂ© peut nous offrir toutes les valeurs dont nous avons besoin.»[iv].
La spĂ©cificitĂ© de la religion est donc de tirer dâun ordre surhumain prĂ©sentĂ© dans un rĂ©cit, tout un systĂšme de rituels, interdits, cultes spĂ©cifiques et critĂšres Ă©thiques qui valent pour lâensemble des croyants.
C. La confusion de deux ordres et lâaspect politique de la religion.
Une remarque du philosophe et Ă©conomiste Friedrich Hayek va permettre de distinguer « ordre humain » et ordre surhumain et de dĂ©gager la dimension religieuse de certaines doctrines politiques. Hayek[v] distingue en effet les organisations, productions humaines dont lâorigine et la responsabilitĂ© humaine est clairement identifiable Ă lâexemple dâun dĂ©filĂ© militaire, des ordres qui sont productions collectives oĂč lâenchevĂȘtrement des actions dâune multiplicitĂ© de personnes diffĂ©rentes nous rend incapable de savoir qui en a dĂ©cidĂ© : câest tout le monde et personne. Parmi les exemples de ces ordres spontanĂ©s et involontaires que les collectivitĂ©s humaines produisent, il y a les langues dont lâĂ©volution et la formation ne peuvent ĂȘtre rapportĂ©es Ă des personnes prĂ©cises mais aussi la marche imprĂ©visible de lâhistoire ou encore, pour beaucoup de penseurs libĂ©raux dont Hayek fait partie, le marchĂ©. Il y a ainsi des ordres humains qui nous dĂ©passent et que nous pouvons dâune certaine maniĂšre sacraliser et confondre avec un ordre surhumain. Câest le cas de ceux qui font de la croyance dans le marchĂ©, censĂ© apporter abondance et richesse Ă tous, un acte de foi dont dĂ©coulent certaines politiques et normes Ă respecter par les instances internationales, les Ă©tats et les citoyens. Pour Harari, certaines versions du communisme qui partent de la croyance en des lois de lâhistoire censĂ© aboutir nĂ©cessairement Ă plus dâĂ©galitĂ© et en dĂ©duisent un ensemble de normes de comportement politique et individuel, sont Ă©galement des religions.
PrĂ©senter la religion comme « un systĂšme de normes et de valeurs humaines fondĂ© sur la croyance en un ordre surhumain. » semble donc bien rendre compte de lâensemble des croyances. Cela Ă©claire mĂȘme certains aspects religieux du politique qui se manifestent quand on confond ordre humain spontanĂ© et collectif et ordre surhumain.
III. Religion et spiritualité
A. La religion : un marché ou une aventure spirituelle ?
Cette dĂ©finition gĂ©nĂ©rale nâempĂȘche pas toutefois de poser des distinctions entre les religions. Certaines relĂšvent, pour Harari, dâune sorte de marchĂ© ou de contrat passĂ© entre le croyant et lâinstitution Ă laquelle il adhĂšre : « obĂ©issez et appliquez les lois et vous obtiendrez le salut ». Dâautres pratiques religieuses, selon lui, peuvent ĂȘtre placĂ©es du cĂŽtĂ© dâune aventure spirituelle oĂč lâon sâinterroge sans tabous, ni dogmatisme sur le sens de la vie et sur les valeurs qui doivent nous guider. Il Ă©crit ainsi : « Nombre de systĂšmes religieux ont Ă©tĂ© dĂ©fiĂ©s non pas par des profanes avides de nourriture, de sexe et de pouvoir, mais par des personnes en quĂȘte de vĂ©ritĂ© ». Dans les exemples quâil fournit, il y a « la rĂ©volte protestante contre lâautoritĂ© de lâĂglise catholique » qui « a Ă©tĂ© dĂ©clenchĂ©e par un moine pieux et ascĂ©tique, Martin Luther. Ce dernier rĂ©clamait des rĂ©ponses aux questions existentielles de la vie et refusait de sâen tenir aux rites, rituels et marchĂ©s quâoffrait lâĂglise. [vi]» On se souvient Ă cet Ă©gard que Luther Ă©tait scandalisĂ© par la vente dâindulgences par LâEglise qui Ă©taient censĂ©es permettre aux riches dâĂ©courter leur sĂ©jour au purgatoire et dâaccĂ©der plus vite au paradis.
B. Religion statique et religion dynamique
Alors, retrouve-t-on les tensions signalĂ©es au dĂ©but, qui conduisait pour dĂ©finir la religion Ă lui faire une place spĂ©cifique en la distinguant de la superstition et de la spiritualitĂ© ? Pas vraiment car Harari estime avec lâexemple de Luther que la spiritualitĂ© peut revitaliser de lâintĂ©rieur une religion trop centrĂ©e sur des visĂ©es utilitaires. Lâinspiration dâune thĂšse dâHenri Bergson[vii] se fait sans doute sentir. Pour Bergson, le fait religieux en effet oscille entre deux pĂŽles. Un pĂŽle statique, soucieux de la satisfaction des intĂ©rĂȘts concrets avec notamment des pratiques magiques, parfois sacrificielles et politiques - et un pĂŽle dynamique et crĂ©atif qui renvoie Ă des interrogations fondamentales et Ă une quĂȘte spirituelle que Bergson associe au mysticisme.
C. Deux tendances coexistent dans le fait religieux.
La religion semble donc ĂȘtre une rĂ©alitĂ© dans laquelle deux tendances bien diffĂ©rentes peuvent coexister. En proposant cette distinction non exclusive entre religion et spiritualitĂ© et en dĂ©fendant, on sâen souvient, la possibilitĂ© dâune haute moralitĂ© des incroyants, Harari arrive Ă contourner, grĂące Ă une position quâon pourrait qualifier sans doute de laĂŻque, un des obstacles que lâon rencontre souvent quand on cherche Ă dĂ©finir la religion, Ă savoir quâil faudrait prendre sans nuance position pour ou contre. Au fond, il ne sâagit pas de croire ou de ne pas croire Ă la religion. Il ne sâagit pas de la louer, ni de la condamner â du moins tant quâelle ne cherche pas Ă imposer ses normes et ses valeurs avec violence. Mais il faut plutĂŽt tĂącher de comprendre cette rĂ©alitĂ© humaine importante et multiforme. Telle est, je crois, sur ce sujet, la position la plus authentiquement spirituelle.
Virgules musicales tirĂ©es de la chanson de Murray Head : « Say it ainât so, Joe »
[i] Par exemple dans La cité de Dieu, X,3 ( de 410 à 426)
[ii] La violence et le sacré, 1972.
[iii] Sapiens, une brĂšve histoire de lâhumanitĂ©, chap. 12, La loi de la religion. 2011
[iv] 21 leçons pour le XXIe siÚcle, 2018
[v] Droit, législation et liberté. T.I. RÚgles et ordre, 1973
[vi] Idem
[vii] Les deux sources de la morale et de la religion, 1932
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De quoi lâĂ©co-anxiĂ©tĂ© est-elle le nom ?
Illustration : un dessin de JĂ©rome Sirou que nous remercions chaleureusement.
« Lâinstant philo » Emission du dimanche 24 mars 2024
De quoi lâĂ©co-anxiĂ©tĂ© est-elle le nom ?
Une Ă©tude publiĂ©e en 2021, par The lancet, une revue mĂ©dicale hebdomadaire britannique, indique que 59% des 10 000 jeunes de 16 Ă 25 ans issus de dix pays bien diffĂ©rents se disent trĂšs ou extrĂȘmement prĂ©occupĂ©s par le changement climatique. En France, la mĂȘme annĂ©e le baromĂštre Ademe indique que deux tiers des français estiment que les conditions de vie vont devenir extrĂȘmement pĂ©nibles Ă cause des dĂ©rĂšglements climatiques[i]. Ces indications statistiques tĂ©moignent dâune vraie inquiĂ©tude chez nos contemporains face Ă la question Ă©cologique. Le terme «âĂ©co-anxiĂ©tĂ© » est prĂ©sentĂ© justement comme ce qui permet de dĂ©signer cet ensemble tout Ă fait inĂ©dit de sentiments et dâaffects liĂ©s aux inquiĂ©tudes engendrĂ©es par la prise de conscience des graves menaces qui pĂšsent dorĂ©navant sur notre planĂšte. Ce nĂ©ologisme vient de lâanglais â « eco-anxiety » qui a Ă©tĂ© recensĂ© dĂšs 1990 dans le Washington post.[ii] Lâexpression « Ă©co-anxiĂ©tĂ© » ne devient vraiment trĂšs prĂ©sente dans les mĂ©dias en France quâĂ partir de 2019 et le moins quâon puisse dire, câest quâelle a connu dĂšs lors un vrai succĂšs.
Cette dĂ©signation soulĂšve toutefois bien des interrogations. Se prĂ©occuper des fortes perturbations qui affectent notre planĂšte ne signifie pas automatiquement ĂȘtre Ă©co-anxieux. Pourquoi mettre en avant la seule anxiĂ©tĂ© ? Dâautres affects, vecteurs de rĂ©actions comportementales plus constructives, peuvent ĂȘtre prĂ©sents dans la conscience de la situation actuelle, Ă lâinstar de lâindignation ou du dĂ©sir de sâengager. Avons-nous affaire, comme le soulignent bien des analyses, Ă une appellation qui tend finalement Ă rĂ©duire la question de lâurgence Ă©cologique Ă la psychologie, voire Ă un problĂšme de santĂ© mentale ? Parler dâĂ©co-anxiĂ©tĂ©, ne serait-ce pas ainsi chercher Ă dĂ©politiser la question Ă©cologique en dĂ©tournant lâattention des responsabilitĂ©s quâon peut Ă©tablir dans la production de ces dĂ©sastres ainsi que dans lâinaction qui aggrave les difficultĂ©s? Ou bien sâagit-il lĂ dâune expression certes maladroite, qui tĂąche de rendre compte dâune importante Ă©preuve existentielle qui serait le passage obligĂ© pour devenir lucide face aux dĂ©fis inĂ©dits et impressionnants de notre Ă©poque ? LâĂ©co-anxiĂ©tĂ© ne serait-elle pas alors une Ă©tape Ă franchir pour pouvoir ensuite inventer des rĂ©ponses politiques adaptĂ©es Ă la crise mondiale Ă laquelle nous avons affaire? Dans cette perspective, sera-t-elle un obstacle Ă contourner ou bien un tremplin pour aller plus loin ? En tout cas, la question se pose : de quoi lâĂ©co-anxiĂ©tĂ© est-elle le nom ?
I. Analyse critique de la notion dâĂ©co-anxiĂ©tĂ©
A. Trois facteurs Ă prendre en considĂ©ration pour analyser lâĂ©co-anxiĂ©tĂ©
Le mot composĂ© « Ă©co-anxiĂ©tĂ© » met en avant dâabord un Ă©tat affectif et subjectif â lâanxiĂ©tĂ© - qui relĂšve de lâanalyse des Ă©motions, de la psychologie morale, voire de la psychiatrie. Câest ainsi quâen 2017, l'American Psychology Association a dĂ©fini lâĂ©co-anxiĂ©tĂ© comme âla peur chronique d'un dĂ©sastre environnemental en cours ou futurâ. LâĂ©co-anxiĂ©tĂ© prĂ©sente Ă©galement un versant externe, objectif et trĂšs concret avec son prĂ©fixe « Ă©co » - du grec oikos dĂ©signant la maison ou le foyer - lâanxiĂ©tĂ© vient du fait que notre maison commune â la Terre â est gravement menacĂ©e par le changement climatique, les effets mortifĂšres de la pollution sur les Ă©cosystĂšmes et la disparition de nombre dâespĂšces animales et vĂ©gĂ©tales. Au dĂ©but du siĂšcle (2003) Glen Albrecht, un philosophe australien a inventĂ© un nouveau terme « la solastalgie ». La nostalgie dĂ©signe la tristesse poignante dâavoir perdu son pays ou bien une rĂ©alitĂ© qui nous est chĂšre, la solastalgie dĂ©signe la souffrance de voir son cadre de vie quotidienne disparaĂźtre peu Ă peu sans pourtant lâavoir quittĂ©. On constate avec angoisse que, dâune certaine façon, notre « oĂŻkos », notre foyer nâen est plus : ce nâest plus un havre de paix, ni un refuge car il perd ce caractĂšre protecteur quâon lui confĂšre habituellement. Nous avons ainsi un peu le sentiment de nous retrouver SDF dans notre propre habitation. DâoĂč quand on gĂ©nĂ©ralise cette expĂ©rience, lâidĂ©e effrayante que notre civilisation actuelle sâeffondre avec pertes et fracas, voire, in fine, que la survie de notre espĂšce soit compromise. Cette sourde angoisse enveloppe Ă©videmment les dĂ©cisions et activitĂ©s qui lâont engendrĂ© et qui, malheureusement, continuent Ă sĂ©vir. La responsabilitĂ© humaine en cette affaire est massive et accablante. La conjoncture actuelle trĂšs inquiĂ©tante, ses causes et les affects quâelle produit quand on en prend conscience sont les trois facteurs quâil faut garder Ă lâesprit pour se demander de quoi lâĂ©co-anxiĂ©tĂ© est le nom.
B. LâanxiĂ©tĂ© nâest pas la seule rĂ©action affective face aux dĂ©fis Ă©cologiques
1) Pourquoi lâanxiĂ©tĂ© ? Lâinventaire des Ă©motions liĂ©es au climat.
En effet, quand on maintient cette vision globale, on peut ĂȘtre Ă©tonnĂ© que la perception des dĂ©fis Ă©cologiques soit surtout associĂ© dans les mĂ©dias mainstream Ă lâanxiĂ©tĂ© â câest-Ă -dire Ă un sentiment nĂ©gatif qui, soulignons-le, relĂšve trĂšs souvent dâun traitement psychothĂ©rapique. Pourtant lâĂ©co-anxiĂ©tĂ© nâest pas reconnue officiellement comme une pathologie - et câest heureux tant il semble tout de mĂȘme sain et normal face aux catastrophes dĂ©jĂ en cours, de ressentir de lâeffroi. Mais pourquoi parler principalement de lâanxiĂ©tĂ© ? On aurait pu mettre en avant dâautres ressentis. Un outil Ă©laborĂ© pour Ă©tudier et objectiver les Ă©motions liĂ©es au rĂ©chauffement climatique : lâinventaire des Ă©motions liĂ©es au climat (Inventory of climate emotion (ICE)) en apporte la confirmation. Cet inventaire propose un instrument dâauto-Ă©valuation qui comprend pour les Ă©motions Ă recenser les entrĂ©es suivantes : la colĂšre, le dĂ©dain ou mĂ©pris, lâenthousiasme, lâimpuissance, la culpabilitĂ©, lâisolement, lâanxiĂ©tĂ© et le chagrin. [iii]
2) Commentaires
On remarque que la palette des rĂ©actions Ă©motionnelles au changement climatique proposĂ©e ici est riche. La notion dâĂ©co-anxiĂ©tĂ© parait, par contraste, rĂ©ductrice et appauvrissante puisque ce nâest quâun affect parmi dâautres. Examinons rapidement les Ă©motions listĂ©es dans cet inventaire. DĂ©dain ou mĂ©pris sont des modalitĂ©s du dĂ©ni quâun changement climatique global dĂ» aux activitĂ©s humaines peut engendrer Ă cause de son aspect totalement inĂ©dit et stupĂ©fiant. Lâenthousiasme quant Ă lui montre que lâampleur du phĂ©nomĂšne et de ses consĂ©quences nâest pas toujours comprise : certains voient surtout quâils pourront aller plus souvent se faire bronzer et bĂ©nĂ©ficier dâun climat plus chaud tout au long de lâannĂ©e. Politique de lâautruche ? On peut le penser. Lâinventaire montre quâon peut aussi Ă©prouver un sentiment dâimpuissance et dâisolement : les individus peuvent ĂȘtre Ă©videmment accablĂ©s par une situation qui semble aussi terrifiante que fatale. Et quand on constate que le milieu de vie quâon a connu dans son enfance avec les animaux, les insectes et une nature florissante est en train de disparaĂźtre, un profond chagrin qui ressortit dâun deuil Ă faire dâun paradis perdu peut nous Ă©treindre. On retrouve ce que Glen Albrecht nomme la solastalgie. On comprend alors que lâanxiĂ©tĂ© et lâangoisse â deux termes Ă la mĂȘme Ă©tymologie -peuvent commencer aussi Ă nous hanter sournoisement. Enfin, des sentiments moraux peuvent se faire jour car il y a des responsabilitĂ©s Ă Ă©tablir et des causes Ă dĂ©gager dans cet Ă©tat de fait trĂšs dĂ©gradĂ©. DâoĂč la culpabilitĂ© au sujet du consumĂ©risme tous azimuts qui a Ă©tĂ© le fait de toute une gĂ©nĂ©ration Ă laquelle on appartient parfois. Dans ces rĂ©actions dâindignation, on trouve aussi colĂšre face aux divers responsables du dĂ©sastre et dâune coupable inaction climatique.
II. La révolte et la colÚre
A. Eco-anxiété ou éco-terrorisme ?
Pourquoi, en effet, la colĂšre, la rĂ©volte ou le dĂ©sir de rĂ©agir ne sont pas davantage mis en avant dans les mĂ©dias ? Sâagirait-il de dĂ©tourner lâattention de sentiments qui poussent Ă lâaction et Ă lâactivitĂ© plus militante et de tenter de cantonner la prise de conscience des menaces actuelles Ă une subjectivitĂ© plus passive, plus isolĂ©e et pitoyablement souffreteuse ? Les Ă©tats dâĂąme des Ă©cologistes, selon certaines analyses caricaturales malheureusement pas si rares, oscilleraient entre dâun cĂŽtĂ© une lamentation dĂ©solĂ©e qui peut se dĂ©rouler en boucle quâon peut ĂȘtre amenĂ© Ă placer du cĂŽtĂ© de la psychiatrie âlâĂ©co-anxiĂ©tĂ© - et de lâautre, une colĂšre irrationnelle que dâaucuns dĂ©signent sous lâappellation douteuse dâĂ©co-terrorisme. Dans les deux cas, on note la prĂ©sence dâun vocabulaire volontairement dĂ©nigrant que lâon trouve aussi chez ceux qui parlent dâ « Ă©cologie punitive » comme si le productivisme actuel nâĂ©tait pas, lui aussi, « punitif ». Les quelques millions de morts dans le monde Ă cause de la pollution et les rĂ©fugiĂ©s climatiques qui finissent tragiquement noyĂ©s dans la mĂ©diterranĂ©e montrent quâIl est mĂȘme mortifĂšre et violent.
B. Etre éco-furieux selon Frédéric Lordon
Câest pourquoi FrĂ©dĂ©ric Lordon refuse de se dire Ă©co-anxieux et revendique le statut dâĂ©co-furieux ![iv] Car lâĂ©co-anxiĂ©tĂ© propose une prĂ©sentation psychologisante dans les mĂ©dias de la prise de conscience Ă©cologique. Pour FrĂ©dĂ©ric Lordon, câest lĂ une stratĂ©gie nĂ©o-libĂ©rale de dĂ©politisation de la question quâon dĂ©connecte implicitement de la situation catastrophique et de toute explication causale pour privilĂ©gier les Ă©tats dâĂąme des individus. Etre Ă©co-furieux consiste dĂšs lors Ă envisager les dĂ©fis Ă©cologiques de façon politique en mettant en avant des actions collectives pour se rĂ©volter contre une situation quâil est possible de faire Ă©voluer de façon Ă©coresponsable et mobiliser les citoyens, de plus en plus conscients des problĂšmes, dans des dispositifs alternatifs Ă une maniĂšre de vivre et dâadministrer les choses et les hommes qui nous conduit directement dans le mur. Un collectif comme Extinction-rĂ©bellion illustre assez bien lâattitude des Ă©co-furieux dont Lordon fait lâĂ©loge. Une chose est claire : ce nâest pas lâanxiĂ©tĂ© quâil faut soigner mais les problĂšmes Ă©cologiques quâil faut attaquer, en dĂ©nonçant ceux qui entravent toutes les solutions qui peuvent ĂȘtre de vrais remĂšdes Ă la situation. On peut comprendre ainsi la colĂšre Ă lâencontre de ces dĂ©cideurs - Etats, industries et compagnies - qui ont polluĂ© sans vergogne, extrait des ressources en dĂ©gradant gravement lâenvironnement et qui ne sâarrĂȘtent toujours dâailleurs pas de le faire.
III. LâĂ©co-anxiĂ©tĂ© : une Ă©tape nĂ©cessaire pour une prise de conscience Ă©cologique ?
A. Un sens large du mot « éco-anxiété.
Ces critiques sont importantes mais elles nâĂ©puisent pas, je pense, le sujet. Il semble donc opportun de se demander ce que peut encore nous apprendre lâanalyse de cette notion dâĂ©co-anxiĂ©tĂ©. Nâest-elle pas, en effet, le nom finalement dâune rĂ©alitĂ© au spectre plus large que ce quâelle annonce â Ă savoir un affect complexe et perturbateur qui mĂ©lange notamment de lâanxiĂ©tĂ© mais aussi du chagrin, de la mauvaise conscience, et de la colĂšre. DĂ©finie ainsi on comprend quâelle soit devenue un Ă©tat dâesprit qui se propage Ă toute lâhumanitĂ© confrontĂ©e aux mĂȘmes difficultĂ©s. Ce nâest plus tant un problĂšme psychologique individuel quâune rĂ©alitĂ© sociale et mĂȘme mondiale. Câest pourquoi quâelle peut prĂ©senter lâintĂ©rĂȘt de rĂ©veiller les subjectivitĂ©s qui sont dans la dĂ©sinvolture consumĂ©riste et hĂ©doniste. Le rappeur Orelsan dĂ©crit trĂšs bien cet effet de lâĂ©co-anxiĂ©tĂ© prise dans un sens plus large.
Lâexpression dâĂ©co-anxiĂ©tĂ© montre aussi que face aux graves problĂšmes Ă©cologiques, le climato-scepticisme dĂ©complexĂ© devient impossible.Car elle est le signe dâune comprĂ©hension, mĂȘme faussĂ©e et imparfaite, dâune rĂ©alitĂ© quâon ne peut plus cacher. Le 18 mars dernier Ă Rio de Janeiro prise dans une vague de chaleur, la tempĂ©rature ressentie est montĂ©e Ă 62, 3 degrĂ© : difficile ensuite dâaffirmer sĂ©rieusement quâil nây a pas de dĂ©rĂšglement climatique âŠ
B. Aspect mobilisateur de la peur ?
Certains thĂ©oriciens de lâĂ©cologie[v] estiment que lâanxiĂ©tĂ© et la peur sont de puissants leviers pour mobiliser les citoyens, les politiques et les scientifiques dans la lutte contre les causes des problĂšmes Ă©cologiques. Peut-ĂȘtre. Cependant, comme toutes les formes plus ou moins intense de peur, lâĂ©co-anxiĂ©tĂ© peut faire obstacle Ă un comportement adaptĂ© aux dĂ©fis auxquels nous sommes confrontĂ©s, en conduisant au dĂ©ni ou Ă la paralysie. La situation est tellement grave et effrayante quâelle peut conduire Ă la dĂ©pression[vi]. Une partie non nĂ©gligeable des personnes qui ont Ă©tĂ© interrogĂ©es sur leur rĂ©action Ă©motionnelle face au changement climatique se disent incapable de poursuivre une vie normale et une activitĂ© professionnelle tellement elles se sentent mal.
Conclusion
Si lâaspect mobilisateur de lâĂ©co-anxiĂ©tĂ© nâest pas Ă©vident, il semble quâelle constitue toutefois trĂšs souvent une Ă©tape nĂ©cessaire, aussi Ă©prouvante soit-elle, pour arriver Ă une prise de conscience des problĂšmes aussi inĂ©dits que graves que nous avons Ă affronter. En tout cas, tenter de mieux saisir comment la psychologie humaine se comporte face Ă un dĂ©fi inĂ©dit et pĂ©rilleux, câest ce Ă quoi nous a conduit lâanalyse de lâĂ©co-anxiĂ©tĂ©. Câest une tĂąche tout Ă fait importante. Car elle permet de mieux comprendre quelle disposition dâesprit peut ĂȘtre propice Ă une action Ă©cologiquement efficace et constituer un vecteur de transformation salutaire de notre rapport au monde.
Virgules musicales : Mickey 3 D : « Respire », Assassins § Rockin Squat officiel : « LâĂ©cologie : Sauvons la terre », Orelsan : « Baise le monde »
[i] Voir le numéro spécial de Socialter : Etes-vous éco-anxieux ? 2022 Notamment article de Laelia Benoit: « Ne vous laissez pas polluer par la négativité ».
[ii] Idem.
[iii] Ibidem
[iv] https://www.youtube.com/watch?v=CrKmxPkV2jY&t=1s
[v] Par exemple Hans Jonas qui parle de lâheuristique de la peur dans Le principe-responsabilitĂ© : une Ă©thique pour une civilisation technologique.
[vi] Corine Pelluchon : LâespĂ©rance, ou la traversĂ©e de lâimpossible, 2023.
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Lâinstant Philo Violence et histoire Emission du dimanche 28 janvier 2024
Illustration : photo de Robert Capa
Introduction
Quand on ouvre un manuel dâhistoire, on est souvent frappĂ© par lâomniprĂ©sence de la violence. Est-ce un hasard si les livres des premiers historiens grecs dĂ©crivent des guerres : guerres mĂ©diques pour HĂ©rodote[i] et guerre du PĂ©loponnĂšse chez Thucydide ? Les conflits actuels qui sont en plus lourds de la menace dâun usage dâarmes de destruction massive, semblent confirmer ce constat. Conflits meurtriers, guerres civiles, coups dâĂ©tat, rĂ©volutions, rĂ©voltes, jacqueries et manifestations souvent rĂ©primĂ©es dans le sang semblent scander toutes les Ă©poques. Comme Macbeth dans la piĂšce Ă©ponyme de Shakespeare nous pourrions en conclure, de façon dĂ©sabusĂ©e, que lâhistoire est « un rĂ©cit plein de bruit et de fureur racontĂ© par un fou nâayant aucun sens ». [ii] Au demeurant, Robert Muchembled dans son Histoire de la violence de la fin du moyen-Ăąge Ă nos jours souligne quâen Occident, il y a 100 fois moins de meurtres quâil y a sept siĂšcles. Et la possibilitĂ© quâune guerre Ă©clate entre pays europĂ©ens occidentaux â Allemagne, France, Italie, Espagne, etc. â est devenue nulle depuis plus dâune cinquantaine dâannĂ©es. Cet adoucissement des mĆurs ne signifie pas que les violences qui persistent soient nĂ©gligeables et moins graves comme le montrent les violences au sein des familles â principalement celles faites aux femmes et aux enfants. Dans une sociĂ©tĂ© pacifiĂ©e, elles attirent plus lâattention. Câest une bonne chose pour quâon puisse lutter contre elles. Ensuite, les actes terroristes trouvent dans des sociĂ©tĂ©s grandement pacifiĂ©es, une puissance de rĂ©sonnance mĂ©diatique peut-ĂȘtre disproportionnĂ©e. Les 25 000 victimes du terrorisme dont la plupart se trouvent hors dâEurope (Afghanistan, Irak, Pakistan, Syrie, NigĂ©ria) frappent fortement les esprits dans une situation de plus grande sĂ©curitĂ© alors quâau regard par exemple des 3,5 millions de dĂ©cĂšs liĂ©s Ă une surconsommation de sucre ou aux 7 millions de morts par an dus Ă la pollution de lâair, cela semble objectivement moins inquiĂ©tants. Ce type de comptabilitĂ© macabre auquel il est difficile dâĂ©chapper ne cherche Ă©videmment pas Ă minimiser les horreurs du terrorisme. Elle montre que la violence est perçue plus par le prisme subjectif et collectif de la peur que par le caractĂšre objectif des risques encourus.[iii]
Notre rapport Ă la violence est donc loin dâĂȘtre simple. Je nâai pas la prĂ©tention dâen faire une analyse exhaustive et prĂ©cise. Il y aurait fort Ă faire en ces temps oĂč confusion managĂ©riale et politique, mondialisation nĂ©o-libĂ©rale et « hystĂ©risation » parfois ahurissante des dĂ©bats mĂ©diatiques, brouillent souvent les pistes. Mon propos est dâarriver Ă prendre un peu de recul et proposer quelques pistes : comment penser en gĂ©nĂ©ral le rapport entre lâhistoire humaine et cette violence qui finit dâailleurs, compte tenu de la puissance de nos technologies, par affecter gravement les autres vivants et perturber toute la biosphĂšre ?
I. DĂ©finition de la violence entre humains
La violence est dâabord pensĂ©e comme une relation entre humains. Elle dĂ©signe tout comportement dont le but est de soumettre une personne ou un groupe Ă sa volontĂ© en recourant Ă la force. Pour AndrĂ© Comte-Sponville, la Violence est « Lâusage immodĂ©rĂ© de la force. Elle est parfois nĂ©cessaire â la modĂ©ration nâest pas toujours possible. Jamais bonne. Toujours regrettable, pas toujours condamnable. Son contraire est la douceur â quâon ne confondra pas avec la faiblesse qui est le contraire de la force. »[iv]
Si la violence nâest jamais bonne, il faut sĂ»rement sâefforcer de la limiter. Instruit par lâexemple et les rĂ©flexions du Mahatma Gandhi sur lâefficacitĂ© possible mais aussi sur les limites de la non-violence, tĂącher de « substituer de plus en plus dans le monde la non-violence efficace Ă la violence »[v] est un programme qui paraĂźt souhaitable. Il nâest pas toujours possible de le mener Ă bien â notamment quand il faut se dĂ©fendre. Il serait naĂŻf de croire quâon peut toujours pratiquer La douceur avec bĂ©nĂ©fice. Gandhi, lui-mĂȘme considĂ©rait que la non-violence ne convient pas Ă toutes les situations. Sâil a pris cette option pour libĂ©rer lâInde du colon britannique, câest quâil estimait ça pouvait marcher. Les mĆurs et la religiositĂ© des indiens, la montĂ©e en puissance des mĂ©dias et la sensibilitĂ© du Royaume Uni Ă son image internationale, sont des paramĂštres que Gandhi a pragmatiquement pris en compte dans sa stratĂ©gie politique qui fut couronnĂ©e de succĂšs. Si ces conditions nâavaient pas Ă©tĂ© rĂ©unies, il aurait utilisĂ© lâusage de la force. Dâailleurs, lâEtat indien quâil a instituĂ©, revendiquait classiquement le monopole de la violence lĂ©gitime avec armĂ©e, forces de maintien de lâordre et systĂšme pĂ©nal. La non-violence mais aussi la douceur sont parfois vaines. Et la violence, qui nâest jamais une bonne chose dans lâabsolu, est dans bien des cas lĂ©gitime.
II. Violence et situation.
Impossible dĂšs lors de rĂ©duire la violence Ă une simple relation entre humains dont lâun serait immoral car plein de mauvaises intentions dominatrices et lâautre, simple victime. Le premier inconvĂ©nient dâune perspective strictement morale sur la violence est de mal prendre en compte la force des choses. La violence, sans lâexcuser totalement, doit le plus souvent ĂȘtre situĂ©e dans un contexte particulier.
Prenons lâexemple de La guerre qui est selon Carl Von Clausewitz[vi] : « lâusage de la force armĂ©e pour contraindre son adversaire Ă se soumettre Ă sa volontĂ© ». Dans ce cas, les mauvaises intentions sont patentes, la responsabilitĂ© des politiques qui dĂ©clarent les hostilitĂ©s clairement Ă©tablie. La paix semble Ă©videmment toujours prĂ©fĂ©rable, mĂȘme si elle nâest pas toujours possible. Parmi les trois calamitĂ©s qui menacent lâhumanitĂ© - la famine, les Ă©pidĂ©mies et la guerre - cette derniĂšre a la particularitĂ© dâĂȘtre toujours initiĂ©e par les humains. Toutefois, une chose le plus souvent est la cause dĂ©clenchante de la guerre qui relĂšve dâune dĂ©cision humaine, autre chose les causes â Ă©conomique, gĂ©opolitiques ou autres - qui ont conduit Ă la dĂ©claration de guerre. On sait quâil y a des situations plus propices aux guerres que dâautres. Et les guerres dĂ©fensives illustrent parfaitement quâon puisse utiliser la violence, non par mauvaise volontĂ© mais parce quâon est entraĂźnĂ© par la force des choses
En droit, on considĂšre aussi quâil existe dans la lĂ©gitime dĂ©fense, des circonstances qui conduisent Ă acquitter quelquâun qui, pourtant, a parfois tuĂ©. Enfin, chez les penseurs modernes de la violence, lâorigine des premiers actes meurtriers sont toujours placĂ©s dans une situation qui en donne le cadre et une explication. Chez Thomas Hobbes[vii], la situation dâĂ©galitĂ© stricte dans lâĂ©tat de nature nourrit, selon lui, rivalitĂ©, orgueil, mĂ©fiance mutuelle et croyance que la solution finalement est dâĂ©liminer lâadversaire avant quâil ne cherche Ă vous Ă©liminer. Rousseau pense lui que câest avec le dĂ©veloppement des sociĂ©tĂ©s boostĂ©es par lâinvention de lâagriculture et de la mĂ©tallurgie que les choses sâenveniment. Au dĂ©but, lâespĂšce humaine nâest pas particuliĂšrement belliqueuse selon Rousseau car les hommes sont dâabord assez solitaires et leur Ă©goĂŻsme naturel est freinĂ© par un sentiment de pitiĂ©. Ensuite, les premiĂšres sociĂ©tĂ©s fondĂ©es par le besoin sont surtout des lieux dâĂ©panouissement des humains. La violence entre hommes suppose pour le philosophe de GenĂšve, une grande richesse mal rĂ©partie, une possession mal assurĂ©e et un amour-propre nourri dâune comparaison de sa situation personnelle avec celle des autres. Tout cela sâest mis progressivement en place dans lâhistoire et a abouti Ă une sorte de guerre de tous contre tous dans le contexte particulier du troisiĂšme stade de lâĂ©tat de nature[viii].
III. Violence et politique
1) Responsabilité personnelle et abandon de la justice sociale.
En rester Ă une dĂ©finition de la violence dĂ©finie comme un face Ă face entre humains sans tenir compte de la situation serait aussi une conception culpabilisante, justifiant surtout l'absence de toute prise en charge des difficultĂ©s collectives qui peuvent conduire Ă la pauvretĂ©, Ă la famine[ix], Ă des problĂšmes de prise en charge des problĂšmes de santĂ©, notamment lors dâĂ©pidĂ©mies â voire Ă la guerre. Dans la fiction dâun individualisme moral radical pour lequel la responsabilitĂ© personnelle expliquerait tout, nos conditions de vie viendraient de ce que nous avons fait. Si vous ĂȘtes en difficultĂ©, il faudrait toujours se demander ce qui vous a amenĂ© dans vos choix de vie Ă cette situation. La violence et la misĂšre de la situation humaine est ainsi associĂ©e Ă lâhistoire personnelle. Tout le reste qui nous dĂ©termine et nous dĂ©finit est nĂ©gligĂ©. Or nous sommes les hĂ©ritiers dâune longue histoire Ă la fois familiale et collective, les citoyens dâun Ă©tat qui a sa coloration politique et une espĂšce animale placĂ©e sur terre et soumise aux lois et conditions qui prĂ©sident Ă la vie sur notre planĂšte. Nous ne sommes pas des particules Ă©lĂ©mentaires mais des ĂȘtres inscrits dans une collectivitĂ© et une histoire. Cette thĂ©orie du « one self made man » propose un constructivisme individualiste qui est un dĂ©ni violent de toute dĂ©termination sociologique, historique, biologique ou physique et un refus de toute nĂ©cessitĂ© dâune politique pragmatique inspirĂ©e par le souci de justice. Les consĂ©quences sont lourdes : il y a 10 ans de diffĂ©rence dâespĂ©rance de vie en moins en moyenne pour un citoyen des USA par rapport Ă un citoyen français : la libre circulation des armes, une industrie agro-alimentaire peu soucieuse de la santĂ© des consommateurs et surtout lâabsence dâun systĂšme de sĂ©curitĂ© sociale vraiment performant expliquent en une trĂšs grande partie cette diffĂ©rence. La situation dans laquelle on est en Ă©chec et en souffrance nâest donc pas simplement liĂ©e Ă la force des choses â mĂȘme si le hasard peut nous placer sous lâĂ©pĂ©e de DamoclĂšs dâune maladie gĂ©nĂ©tiquement transmise - ni Ă notre seule responsabilitĂ©, mĂȘme si notre comportement dĂ©termine en partie ce que nous sommes devenus, câest parfois une consĂ©quence de politique publique dĂ©faillante ou peu soucieuse de lâintĂ©rĂȘt commun.
2) les trois violences selon Don Helder Camara
Don Helder Camara, cet Ă©vĂȘque brĂ©silien dĂ©cĂ©dĂ© en 1999 et connu pour sa lutte contre la pauvretĂ© estimait quâ"il y a trois sortes de violence. La premiĂšre, mĂšre de toutes les autres, est la violence insttutionnelle, celle qui lĂ©galise et perpĂ©tue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui Ă©crase et lamine des millions d'hommes dnas ses rouages silencieux et bien huilĂ©s. La seconde est la violence rĂ©volutionnaire qui naĂźt de la volontĂ© d'abolir la premiĂšre. La troisiĂšme est la violence rĂ©pressive, qui a pour objet d'Ă©touffer la seconde en se faisant l'auxiliaire et la complice de la premiĂšre violence, celle qui engendre toutes les autres. Il n'y a pas de pire hypocrisie de n'appeler violence que la seconde, en feignant d'oublier la premiĂšre qui la fait naĂźtre, et la troisiĂšme qui la tue. " I
Une certaine influence du marxisme est bien prĂ©sente pour qui la lutte des classes et les rapports de force permettent de mieux saisir lâhistoire humaine chez ce dignitaire catholique. Don Helder Camara distingue comme Marx plusieurs sortes de violences politiques. Il y a la violence de la classe dominante avec lâinjustice institutionnelle et la rĂ©pression de tout ce qui menace lâordre. Il y a la violence rĂ©volutionnaire du peuple subissant lâinjustice â comme on a pu le voir lors de la rĂ©volution française contre les reprĂ©sentants dâun ancien rĂ©gime hĂ©ritĂ© en partie du moyen-Ăąge. Selon Marx : « la violence est lâaccoucheuse de toute vieille sociĂ©tĂ© qui en porte une autre dans ses flancs » [x] Toutefois, Marx voit dans cette violence de la rĂ©volution française un moyen pour « accĂ©lĂ©rer et forcer le passage du mode de production fĂ©odal au mode de production capitaliste et abrĂ©ger les phases de transition.» [xi], autrement dit, pour mettre en harmonie systĂšme politique et puissance Ă©conomique de la bourgeoisie. Le rĂ©gime communiste â modĂšle idĂ©al pour Marx, ne sera possible quâavec une autre rĂ©volution qui fera Ă©clater les contradictions entre rapports de production et forces de production et mettra un terme Ă lâexploitation. Don Helder Camara avait affaire Ă un systĂšme capitaliste brĂ©silien avec ses cruelles particularitĂ©s et il soutenait pragmatiquement toute rĂ©volte permettant de faire reculer la pauvretĂ©, sans aller jusquâĂ soutenir une rĂ©volution communiste. Dans ce cas, la violence contestataire, loin dâĂȘtre destructrice ou « terroriste » est ce qui permet dâĂ©tablir â du moins en thĂ©orie â un ordre plus juste, en tout cas, de combattre un ordre injuste.
Conclusion
AprĂšs ces quelques pistes qui viennent dâĂȘtre modestement indiquĂ©es, une remarque de Machiavel va nous permettre de conclure. Machiavel[xii] estime que tout politique doit savoir user de la violence et de la ruse qui sont les deux moyens de conserver le pouvoir et dâobtenir du citoyen une attitude quâil nâadopterait pas spontanĂ©ment de bon cĆur. Tout politique doit ĂȘtre lion et renard. La ruse ultime est de dĂ©noncer chez lâautre la violence quâon utilise soi-mĂȘme : il y a ainsi dans lâhistoire bien des lions qui se font renard afin de dĂ©noncer hypocritement la violence des autres lions. La vraie question est de se demander quel rĂ©gime politique juste nous permettra de vivre en paix entre humains et en harmonie avec les autres vivants sur terre, sachant que ceux qui seront au pouvoir devront ĂȘtre nĂ©cessairement Ă la fois lion et renard. Toutefois, la situation a changĂ© dâune façon que Machiavel ne pouvait pas imaginer, le lion est arrivĂ© Ă un moment de son histoire oĂč il peut certes faire violence aux loups qui le menacent mais il peut aussi se dĂ©truire lui-mĂȘme et lâensemble de ses congĂ©nĂšres du fait de la puissance de destruction massive dont sa mĂąchoire et ses griffes sont maintenant pourvues.
Virgules musicales : Les morceaux « Chop Suey », « Aerials » et « B.Y.O.B. » du groupe System of a down
[i] HĂ©rodote, Histoires
[ii] Shakespeare, Macbeth, acte 5, scĂšne 5. « Itâs a tale told by an idiot full of sound and fury, signifying nothing.â
[iii] Yuval Noah Harari : 21 leçons pour le XXIe siÚcle, chap. 10, Albin Michel, 2018
[iv] André Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article « Violence ».
[v] Simone Weil : La pesanteur et la grùce, chap. intitulé : « La violence ».
[vi] Carl Von Clausewitz : De la guerre, 1832.
[vii] Thomas Hobbes : Le léviathan, Chap. 13
[viii] Jean-Jacques Rousseau : Second discours sur lâorigine et les fondements de lâinĂ©galitĂ© parmi les hommes
[ix] Voir lâouvrage autobiographique de Georges Orwell: Dans la dĂšche Ă Paris et Ă Londres oĂč il dĂ©crit une extrĂȘme misĂšre qui a causĂ© la mort â notamment de faim - de nombreuses personnes.
[x] Karl Marx : Le capital, Tome III. Editions sociales, p. 193.
[xi] Karl Marx : Le capital, Tome III. Editions sociales, p. 193.
[xii] Machiavel : Le Prince, chap. XVIII
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Responsabilité personnelle et liberté
Illustration : Le jugement de Salomon par Nicolas Poussin
Responsabilité personnelle et liberté
La responsabilitĂ© tient une place importante dans nos apprĂ©ciations morales. Elle est prĂ©sente sous forme dâinjonction : « Prenez vos responsabilitĂ©s ! ». Et on considĂšre que lâon est quelquâun de bien quand on a un comportement responsable. A lâinverse, reprocher Ă quelquâun dâĂȘtre complĂštement irresponsable est une façon de lui signifier quâil est au comble de lâimmoralitĂ©.
La responsabilitĂ© semble mĂȘme avoir dĂ©trĂŽnĂ© les catĂ©goriques morales qui Ă©taient traditionnellement dominantes. Vertu et de vice sont des dĂ©signations qui paraissent dĂ©suĂštes. MĂ©chancetĂ© et bontĂ© semblent trop naĂŻves. Ainsi prĂ©fĂšre-t-on parler de personnes responsables plutĂŽt que dâindividus vertueux et des irresponsables plutĂŽt que des mĂ©chants : cela sonne mieux aux oreilles de nos contemporains. A tort ou Ă raison, la responsabilitĂ© semble ainsi dorĂ©navant dĂ©signer lâattitude morale par excellence.
Pourtant, ce ne fut pas toujours le cas. Est-ce un simple effet de mode ? Lâexplication semble un peu courte. Nâest-ce pas plutĂŽt un changement positif de la modernitĂ© qui met lâaccent sur la libertĂ© individuelle et la responsabilitĂ© personnelle qui est censĂ©e lui donner un cadre ? Mais la responsabilitĂ© nâest-elle pas aussi source de stress et de passions tristes qui piĂšgent moralement lâindividu plus quâelle ne lui permet de sâĂ©panouir ? En somme, que penser de cette catĂ©gorie qui a fini par sâimposer au quotidien dans notre discours moral ?
I. La responsabilité : analyse générale.
A. Eléments de définition.
1) Etymologie
Au sens Ă©tymologie la responsabilitĂ© renvoie au verbe « respondere » : rĂ©pondre en latin. Mais il ne sâagit pas tant de rĂ©pondre Ă une question que de ses agissements.
2) La responsabilité juridique
Dans le domaine du droit, la responsabilitĂ© est, en effet, lâobligation de rĂ©pondre de ses actions et de son comportement devant la justice et dâen assumer les consĂ©quences civiles, administratives, pĂ©nales et disciplinaires. Le responsable au civil doit rĂ©parer les dommages. Au pĂ©nal, celui qui est tenu responsable et donc reconnu coupable, doit ĂȘtre puni pour les dĂ©lits et les crimes qui lui sont imputĂ©s par un tribunal. En somme, la responsabilitĂ© juridique est Ă©voquĂ©e quand il sâest passĂ© quelque chose de fĂącheux : dommages matĂ©riels, dĂ©lits ou crimes. Quand tout va bien, on ne cherche pas habituellement des responsables. La responsabilitĂ© en droit pĂ©nal est dĂšs lors lâĂ©tape qui prĂ©cĂšde culpabilitĂ© et condamnation. En droit civil, celle qui conduit Ă ĂȘtre tenu de verser des indemnitĂ©s. La responsabilitĂ© juridique fait peser au-dessus de nos tĂȘtes lâĂ©pĂ©e de DamoclĂšs des indemnitĂ©s ou du chĂątiment.
3) Responsabilité morale
LâidĂ©e dâun Ă©vĂ©nement mauvais Ă prendre en compte est prĂ©sente dans la transportation de la catĂ©gorie juridique dans le domaine de la sociĂ©tĂ© civile et de la morale privĂ©e : la promotion de la responsabilitĂ© au dix-neuviĂšme siĂšcle, souligne François Ewald,[i] va avec tout le dĂ©veloppement dans lâidĂ©ologie libĂ©rale, des assurances dont les taux reposent sur le calcul des risques possibles. Ătre responsable, en ce sens, câest pouvoir rĂ©pondre de ce qui peut ne pas aller dans ses actions et ses consĂ©quences prĂ©visibles et ainsi garantir une bonne gestion de ses comportements pour que rien de fĂącheux nâarrive.
Reste quâen droit comme en morale, on ne peut dĂ©cemment faire valoir la responsabilitĂ© dâune personne qui a agi sans avoir conscience de ce quâelle faisait. Une expertise psychiatrique peut ainsi conduire Ă dĂ©responsabiliser lâauteur dâun dĂ©lit ou dâun crime. Un enfant qui nâa pas la mĂȘme conscience de ce quâil fait quâun adulte, doit voir aussi sa responsabilitĂ© attĂ©nuĂ©e â voire dans certains cas annulĂ©e : la responsabilitĂ© de ses tuteurs pouvant, au demeurant, ĂȘtre invoquĂ©e. Quand bien mĂȘme la tentation serait prĂ©sente, face Ă la gravitĂ© des faits de trouver un responsable sur lequel Ă©vacuer la colĂšre, la justice nâest pas un simple exutoire : la dĂ©fense des intĂ©rĂȘts des victimes ne justifie pas quâon juge coupables des personnes alors mĂȘme quâelles ne peuvent pas ĂȘtre tenues responsables de leurs agissements. Une personne est tenue moralement responsable de ses actes et de ces consĂ©quences prĂ©visibles quand elle a la capacitĂ© dâĂȘtre pleinement consciente de ce quâelle fait.
B. La responsabilitĂ© : un conceptâflic ?
1) Premier usage du terme « responsable »
Le dictionnaire historique de la langue française[ii] rappelle que « le responsable est initialement un terme de fĂ©odalitĂ© dĂ©signant lâhomme ayant la charge Ă vie de payer Ă un seigneur la rente dâun fiel ecclĂ©siastique ». DĂšs lâorigine, la responsabilitĂ© se dĂ©finit comme la nĂ©cessitĂ© de rĂ©pondre de la bonne gestion dâun bien. La rente versĂ©e est une sorte de loyer qui montre que le responsable est un dĂ©biteur : quelquâun qui doit quelque chose Ă un seigneur mais qui nâest jamais un propriĂ©taire autonome. Etre responsable, ainsi compris, contraint Ă sâoccuper activement de son fief pour pouvoir sâacquitter de ses obligations financiĂšres et cela rĂ©duit la libertĂ© dâaction.
2) La responsabilité personnelle est-elle liberticide ?
On comprend mieux pourquoi la philosophe Gilles Deleuze affirmait que la responsabilitĂ© est un « concept-flic » ! Il arrive assurĂ©ment que la responsabilitĂ© personnelle prenne une figure plĂ©thorique dans une logique de dĂ©sengagement de diverses institutions qui font peser sur les individus le poids de ce qui relevait de lâEtat, dâun service public ou dâune entreprise. Câest ainsi quâon demande de plus en plus Ă des clients, des travailleurs et Ă des citoyens de prendre en charge des opĂ©rations ou certains frais pour pouvoir accĂ©der Ă un service ou mĂȘme Ă un emploi. La responsabilisation devient alors un moyen de se dĂ©fausser sur les autres de sa propre responsabilitĂ©. Dans certaines formes nĂ©o-libĂ©rales de management, la responsabilitĂ© prend ainsi une figure redoutable et constitue un des facteurs psychologiquement efficaces pour contrĂŽler et exploiter un ensemble de personnes. Dans ces conditions, la responsabilitĂ© personnelle qui permettait initialement le dĂ©veloppement autonome des libertĂ©s individuelles en leur donnant un cadre, devient un instrument de manipulation, un dispositif aliĂ©nant et liberticide.
II. Les aspects moralement positifs de la responsabilité.
A. Limites de la critique de Deleuze ?
Gilles Deleuze se mĂ©fie des morales du devoir et prĂ©fĂšre une Ă©thique du bonheur qui vise lâĂ©panouissement de la puissance dâexister de tout Ă chacun. Câest pourquoi il est trĂšs perspicace pour dĂ©tecter les aspects les plus dĂ©testables dâune responsabilitĂ© sâinscrivant clairement du cĂŽtĂ© des morales de lâobligation. NĂ©anmoins, il semble difficile dâen rester Ă une vision simplement nĂ©gative de la responsabilitĂ© tant il est vrai que notre vie morale nâest pas faite que de recherche du bonheur mais est constituĂ©e, quâon le veuille ou non, aussi dâun certain nombre dâobligations et de responsabilitĂ©s quâil faut assumer.
B. Les diverses responsabilités
1) Responsabilité politique
Il serait erronĂ© de rejeter toute valeur Ă©thique Ă la notion de responsabilitĂ©. Dâabord parce que la responsabilitĂ© personnelle est garante dâune certaine autonomie des individus : elle fournit, par lâautocontrĂŽle de soi quâelle implique, un cadre pour le dĂ©veloppement dâune libertĂ© individuelle qui ne se confond pas avec une licence nuisible aux autres et Ă la vie en sociĂ©tĂ©. Un penseur anarchiste comme Joseph Proudhon lâa bien compris en allant jusquâĂ lâassimiler Ă la sociabilitĂ© naturelle qui dispenserait idĂ©alement dâavoir recours, selon lui, Ă des autoritĂ©s et contraintes extĂ©rieures Ă lâindividu. Ensuite, on constate que la responsabilitĂ© prend diverses formes. Et la responsabilitĂ© personnelle ne devient une sorte de prison que lorsque les institutions se dĂ©faussent de leur propre responsabilitĂ© et se dĂ©chargent des frais et des charges sur les citoyens ou les clients. Ainsi dans beaucoup de pays oĂč le nĂ©o-libĂ©ralisme impose sa doctrine, ce sont les parents qui doivent prendre en charge une grosse partie des frais dâĂ©ducation et dâinstruction alors que lâintĂ©rĂȘt bien compris dâun pays serait assurĂ©ment que lâĂ©tat propose une Ă©cole publique et gratuite de qualitĂ©. La notion de responsabilitĂ© renvoie donc aussi aux devoirs du politique Ă lâĂ©gard des citoyens et des entreprises Ă lâĂ©gard de leurs clients. Câest le manquement, souvent volontaire, Ă certaines responsabilitĂ©s qui fait que la responsabilitĂ© personnelle devient parfois un poids excessif qui Ă©touffe les individus.
2) Le principe-responsabilité selon Hans Jonas
La philosophe Hans Jonas[iii] souligne que lâobjet de la responsabilitĂ© est tout ce qui est vulnĂ©rable - tout ce Ă quoi il peut arriver quelque chose de nĂ©faste, si on ne sâen occupe pas. De fait, nous nous sentons bien moins responsables de ce qui est fort et suffisamment autonome pour vivre sa vie que des enfants, des personnes ĂągĂ©es et de tout individu fragile. Hans Jonas remarque aussi que ce que nous nommions pendant longtemps la mĂšre nature, cette figure tutĂ©laire et protectrice que nous pensions assez puissante pour supporter tout ce que nous pouvions lui faire subir, a profondĂ©ment changĂ©. Son Ă©quilibre quâon croyait intangible est gravement perturbĂ© par nos techniques dâextraction, dâexploitation et de transformation. FragilisĂ©e, elle est dĂ©rĂ©glĂ©e et se fait dorĂ©navant menaçante. Câest pourquoi Jonas met lâaccent sur la responsabilitĂ© que nous avons Ă lâĂ©gard de la nature mais aussi des gĂ©nĂ©rations futures dont les conditions dâexistence sont fragilisĂ©es et menacĂ©es.
3) Gravité de certaines irresponsabilités
Les appels Ă une plus grande responsabilitĂ© politique, entrepreneuriale et Ă©cologique montre que lorsque des risques existent pour les citoyens, les employĂ©s et les vivants sur terre, la notion de responsabilitĂ© est indispensable et plus vaste que celle des simples citoyens. Plus grande est le champ dâaction, plus grande est la responsabilitĂ©. Plus grave lâirresponsabilitĂ©. Se dĂ©fausser pour un politique de la responsabilitĂ© qui lui incombe est ainsi assurĂ©ment une faute grave et lourde de consĂ©quences pour les citoyens et pour les gĂ©nĂ©rations futures.
C. Responsabilité et conscience des conséquences.
Parler des gĂ©nĂ©rations futures montre que la responsabilitĂ© se dĂ©finit aussi par la prise en considĂ©ration des consĂ©quences de nos agissements. Selon Max Weber[iv] lâĂ©thique de la responsabilitĂ© se dĂ©finit Ă lâaide de cette formule : « nous devons rĂ©pondre des consĂ©quences de nos actes » par opposition Ă lâĂ©thique de la conviction oĂč faire son devoir suffit sans quâon ait Ă sâembarrasser des consĂ©quences de nos actes. La responsabilitĂ© est ainsi une morale trĂšs exigeante car elle inclut aussi les effets de nos actions dans nos devoirs. Cela complexifie la rĂ©flexion morale mais cela semble indispensable. Lâirresponsable est en effet souvent celui qui ne veut pas se projeter dans lâavenir, mĂȘme sâil a la capacitĂ© de le faire. AprĂšs moi, le dĂ©luge ! Il est prĂȘt mĂȘme Ă faire croire que les dangers liĂ©s Ă lâusage Ă©conomique actuel de notre puissance technique ou Ă nos atermoiements face au changement climatique nâexistent pas du tout - Ă la maniĂšre des climato-sceptiques. La responsabilitĂ© est bien une catĂ©gorie Ă©thique indispensable pour parer aux grands dĂ©fis de notre civilisation technologique. [v]
Conclusion.
IdĂ©alement, la responsabilitĂ© est donc ce qui permet de donner le cadre pour garantir que ce qui est entrepris par un individu, par une sociĂ©tĂ© privĂ©e mais aussi par un Etat, ne soit pas nuisible mais, au contraire, soit respectueux des autres et de la justice. DĂšs quâil y a responsabilitĂ©, trois questions se posent auxquelles il faut pouvoir rĂ©pondre en mĂȘme temps : qui est responsable ? De quoi est-il responsable ? Et devant qui ? Lorsquâil est impossible de rĂ©pondre prĂ©cisĂ©ment Ă une seule, voire Ă aucune de ces questions, il y a pĂ©ril en la demeure. La catĂ©gorie morale de responsabilitĂ© est donc bien du cĂŽtĂ© du contrĂŽle mais câest quâelle est lĂ pour prĂ©venir les dĂ©rives des actions humaines. Croit-on vraiment quâune libertĂ© sans limite serait si profitable ? Toute la question toutefois est dâĂ©viter que le cadre qui permet un dĂ©veloppement Ă©quilibrĂ© de la libertĂ© individuelle ne se transforme en un dispositif pervers et liberticide au service dâindividus prompts aux profits, aussi dĂ©nuĂ©s de scrupules quâirresponsables.
Virgules musicales
1) Jacques Dutronc : Le responsable (1970)
2 et 3) Bullets du groupe Archive dans lâalbum Controlling crowds (2009)
[i] LâĂ©tat-Providence.
[ii] Sous la direction dâAlain Rey
[iii] Le principe âresponsabilitĂ© : une Ă©thique pour la civilisation technologique.
[iv] Le savant et le politique.
[v] Idem
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Les Vacances
Lâinstant Philo Dimanche 24 septembre 2023
« Les vacances : un temps de liberté ? »
Par Marie-Charlotte Tessier et Didier Guilliomet
Une amie qui se reconnaĂźtra me faisait cet Ă©tĂ© cette confidence « D'habitude, je culpabilise un peu de ne rien faire en vacances, mais cette annĂ©e je m'y suis vraiment autorisĂ©e.» Ecartons tout jugement moral et demandons-nous pourquoi il est parfois si difficile de ne rien faire pour simplement se reposer ? LittĂ©ralement se re-poser ? Avec « la quille » tant attendue, ce moment oĂč l'on est libĂ©rĂ© des obligations et des emplois du temps contraints, vient le vertige du vide des « vacances » : « comment, Ă quoi, de quoi vais-je m'occuper ? ». D'un cĂŽtĂ©, si la question se transforme en « de quoi dois-je m'occuper ? », ce ne sont plus vraiment des vacances. D'un autre cĂŽtĂ©, le temps libre est un prĂ©cieux trĂ©sor dont on ne sait pas bien comment jouir : faut-il le protĂ©ger jalousement ? Le partager gĂ©nĂ©reusement ? Mais alors avec qui ? Pour celles et ceux qui Ă©chappent Ă l'Ă©conomie de la raretĂ©, le problĂšme revient sous d'autres traits : « qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de tout ce temps ? Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire de moi ? » De fait, aussi pĂ©nible soit-il, le carcan des obligations constitue une solide armure contre l'angoisse. Une fois le temps libĂ©rĂ©, nous ne sommes pas toujours prĂȘts Ă accueillir la libertĂ© et nous nous empressons de lui dresser un programme : tour de France des amis ou de la famille, dĂ©fi sportif, grands travaux, festivals, expositions⊠La frĂ©nĂ©sie du voyageur parti Ă la dĂ©couverte pour certains, le rattrapage du temps passĂ© et dĂ©jĂ la prĂ©paration de la rentrĂ©e pour d'autres⊠Que d'agitation ! DerriĂšre le teint hĂąlĂ©, on devine parfois un peu de lassitude, de dĂ©goĂ»t mĂȘme des excĂšs de viande grillĂ©e et de rosĂ©, du trop-plein d'une boulimie culturelle et de ces spectacles trop vite digĂ©rĂ©s et de toutes ces photos postĂ©es ad nauseam sur les rĂ©seaux sociaux. Bien entendu, personne n'ose vraiment le dire franchement. Il faut penser Ă tous ceux Ă qui ne partent pas en vacances et bien se rendre compte de la chance qu'on a. Avouer qu'on s'ennuie aujourd'hui, est-ce simplement possible ? Les sollicitations sont partout, les notifications nous accompagnent jusque dans nos draps et nos campagnes.
Rien de neuf sous le soleil, me direz-vous ; Pascal (1623-1662) livrait dĂ©jĂ ce constat dans ses PensĂ©es1« Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » Je ne puis pour ma part adopter un ton aussi sentencieux et entonner le psaume « VanitĂ©, vanitĂ©, tout n'est que vanitĂ© ». Se haĂŻr soi-mĂȘme et n'aimer que Dieu n'est pas un programme que je puisse suivre. Selon Pascal, nous nous divertirions au lieu de nous reposer pour Ă©viter de contempler la vanitĂ© de notre condition. « Lâennui » Ă©crit-il « ne laisserait pas de sortir du fond du cĆur, oĂč il a des racines naturelles, et de remplir lâesprit de son venin. » Or mon hypothĂšse est sensiblement diffĂ©rente : c'est la peur d'agir et non celle du vide que traduit l'agitation. Dans nos vies dites « actives », il y a souvent plus d'agitation que d'action. L'agitation est un dĂ©placement incessant qui ne produit aucune transformation significative du monde. A la diffĂ©rence de l'action dont on attend avec inquiĂ©tude ou enthousiasme les consĂ©quences, l'agitation dĂ©nuĂ©e de vĂ©ritables enjeux, prend souvent la forme de la rĂ©pĂ©tition ou du retour au mĂȘme, faisant ainsi alliance avec l'obsession. Son mouvement incessant est un leurre. AssociĂ©e Ă l'immaturitĂ© et la vitalitĂ© de l'enfance, l'agitation est tolĂ©rĂ©e dans une certaine mesure, en fin de journĂ©e, en extĂ©rieur ou pour les fĂȘtes d'anniversaire Ă condition toutefois qu'elle ne sâinstalle pas durablement pour devenir un trait de caractĂšre. Car l'agitation ruine l'attention sans laquelle il ne peut y avoir d'authentique prĂ©sence Ă soi et aux autres. Lorsque le flux de la conscience passe comme un Ă©clair d'un objet Ă un autre, sans jamais se poser et approfondir ce qui se prĂ©sente Ă soi pour en saisir les nuances et les possibles non dĂ©voilĂ©s, tout est tristement ramenĂ© Ă soi, Ă un soi Ă la fois boursouflĂ© et Ă©clatĂ© en mille et un objets. Un soi qui peine Ă se concentrer, Ă se rassembler en dessinant des cercles successifs du proche au lointain, de l'intime Ă l'Ă©tranger en passant par le familier ou l'inconnu. Si l'agitation court-circuite l'action, l'attention elle la prĂ©pare, bien que son activitĂ© ne soit pas motrice mais cognitive. D'ailleurs, pour rĂ©pondre de notre inaction alors que la situation appelait Ă agir, nous invoquons le plus souvent et sans doute de bonne foi un dĂ©faut d'attention : « On n'a rien vu venir.»
Or, au moment des vacances, plus de diversion, plus d'alibi pour se dire que « ça peut attendre », l'attention - celle qui s'arrĂȘte sur ce qui importe et qui fait hospitalitĂ© Ă l'autre - peut alors s'Ă©panouir. Et avec elle, l'urgence d'agir, ce dĂ©sir d'une authentique action qui, non seulement transforme le monde, mais aussi et surtout son agent. Mais y sommes-nous prĂȘts tout de suite, dĂšs le dĂ©but des vacances ? Comment accueillir ce besoin d'action sans l'Ă©venter dans l'agitation pour remonter Ă sa source, celle du dĂ©sir « intact » ? Comment protĂ©ger le dĂ©sir des mille et une aliĂ©nations qui le guettent mĂȘme en vacances ? On peut sans trop de risque commencer par Ă©teindre son tĂ©lĂ©phone et ouvrir un livre. Toutefois, n'est-ce pas ironiquement Ă la fin des vacances que nous avons le sentiment d'enfin rĂ©ussir Ă nous reposer ? VoilĂ de quoi mĂ©diter quand certains pensent qu'au nom des inĂ©galitĂ©s, il serait plus juste de rĂ©duire les congĂ©s d'Ă©tĂ©.
Marie-Charlotte Tessier
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Merci Marie-Charlotte Tessier Ă qui ces vacances ont fourni lâoccasion de rĂ©diger une riche et piquante chronique estivale ! Loin de cette vaine agitation dont elle fait lâanalyse, elle ouvre de façon stimulante une rĂ©flexion sur ce temps libre pendant lequel, paradoxalement, nous peinons souvent Ă affirmer pleinement notre personnalitĂ© et notre libertĂ©. Quand on se libĂšre des obligations professionnelles, il est vrai quâune pression sociale que nous avons intĂ©riorisĂ©e plus ou moins consciemment, continue souvent de nous enjoindre Ă nous agiter. Hors de la sphĂšre du travail, il faudrait rester productif et ne pas oublier de le faire savoir. Pas trĂšs reposant pour le coup !
« Se reposer » comme le souligne Marie-Charlotte, signifie deux choses diffĂ©rentes. Dâabord, cela consiste principalement Ă reconstituer ses forces â Ă commencer par la force de travail : farniente, repas et distraction sont alors au programme. Tel est le sens du loisir accordĂ© habituellement au travailleur pour quâil puisse reprendre efficacement sa tĂąche.
En un second sens, se reposer, câest se poser, se recomposer, se reconstruire en un sens dans une activitĂ© qui nous semble enrichissante. Cela peut ĂȘtre une activitĂ© artistique ou manuelle comme le jardinage. Ou des lectures, de la rĂ©flexion ou encore des Ă©changes ou des activitĂ©s associatives qui conduisent Ă intervenir dans la chose publique de façon diffĂ©rente. Dans notre vie quotidienne, on sâaffaire souvent tous azimuts mais on nâest jamais Ă son affaire. Et quand on a lâoccasion de sâarrĂȘter et de profiter de loisirs, le problĂšme câest quâon nâarrive pas toujours Ă se libĂ©rer de cette agitation qui finit par dĂ©teindre sur lâensemble de nos activitĂ©s. Lâinfluence de la sphĂšre professionnelle sur notre temps libre peut ĂȘtre dâautant plus perturbatrice que le travail devient, dans une certaine conception du management qui fait des ravages, ce qui dĂ©truit souvent le sens du mĂ©tier et conduit, au nom de la productivitĂ©, Ă imposer des protocoles oĂč le travailleur perd toute initiative et mĂȘme, parfois, le goĂ»t du travail bien fait. Cela fait souvent de notre temps libre une Ă©preuve oĂč nous nâarrivons plus Ă ĂȘtre disponibles Ă nous-mĂȘme, ni Ă nous dĂ©terminer vraiment Ă faire quelque chose.
Il nâest pas rare quâon se situe alors dans un entre-deux inconfortable. On snobe un peu - tout en sây consacrant - ces vacances vouĂ©es principalement aux besoins vitaux et aux plaisirs du corps : « sea, sex and sun » ! Le titre de cette chanson de Gainsbourg est explicite. De lâautre cĂŽtĂ©, on rechigne Ă se consacrer Ă des activitĂ©s plus sĂ©rieuses car tout de mĂȘme, on est en vacances pour en « profiter »! Lorsque la contrainte sociale disparaĂźt, le dĂ©sir nâarrive pas toujours Ă se poser sur ce quâon lui propose, notre attention nâarrive plus Ă se reposer sur un objet prĂ©cis. Nous sommes alors un peu comme des zombies qui zappent dâune chose Ă une autre ou se laissent capter absurdement par un Ă©cran, voire par toutes autres choses stupĂ©fiantes. Nous constatons quâon ne sort pas toujours indemnes de certaines pĂ©riodes dâactivitĂ© professionnelle.
Il est certain que rien faire sur une longue pĂ©riode peut devenir une vĂ©ritable plaie. Le loisir satisfaisant se distingue de cette oisivetĂ©, « mĂšre de tous les vices » dont nous parle lâadage populaire. Sans quoi ennui, divertissements et passions pourraient y faire leur nid. Pendant des siĂšcles, Ă cĂŽtĂ© des jours chĂŽmĂ©s concĂ©dĂ©s aux travailleurs pour quâils reconstituent leurs forces, une classe aristocratique, libre de tout travail et se mĂ©fiant des plaisirs faciles, a cultivĂ© ce quâErasme a nommĂ© le « loisir studieux ». Descartes au dix-septiĂšme siĂšcle remarquait Ă ce propos quâil y a profit pour les riches oisifs, Ă se consacrer aux lettres, Ă la philosophie et Ă science, sâils ne veulent pas devenir la proie dâun dĂ©sĆuvrement finalement dĂ©shumanisant et dĂ©bilitant. Cet aspect du loisir studieux a Ă©tĂ© en grande partie oubliĂ© au profit dâune vision festive des vacances.
Avec les progrĂšs sociaux de nos sociĂ©tĂ©s, les pĂ©riodes de congĂ©s payĂ©s se sont heureusement allongĂ©es. Servant initialement Ă reconstituer ses forces, ces congĂ©s sont devenus occasion de partir en vacances et de faire du tourisme. Le travail de son cĂŽtĂ© ne pouvant plus ĂȘtre laissĂ©, sans Ă©tats dâĂąme, Ă une population dâesclaves, de serfs ou de travailleurs exploitĂ©s, sâest dĂ©mocratisĂ©. AprĂšs la rĂ©volution française, lâaristocratie est conduite Ă prendre un mĂ©tier ou Ă se lancer dans les affaires - adoptant ainsi les mĆurs du tiers-Ă©tat et des bourgeois. Enfin, notre Ă©poque bĂ©nĂ©ficie de machines et de technologies qui permettent dâaccroĂźtre la productivitĂ© et de rĂ©duire le temps de travail. La combinaison de ces trois facteurs fait quâune bonne portion de la population mondiale bĂ©nĂ©ficie de pĂ©riodes libres de toute activitĂ© contrainte, comme le montre le phĂ©nomĂšne du tourisme de masse. Une partie non nĂ©gligeable de lâhumanitĂ© est mĂȘme sans travail. Comment pour toutes ces personnes arriver Ă Ă©quilibrer temps consacrĂ© aux besoins et plaisirs du corps quâil ne faut pas nĂ©gliger et loisirs studieux vouĂ©s Ă des activitĂ©s plus enrichissantes ? Certains politiques jugent dangereux de laisser trop de temps libre Ă une large partie de la population mondiale qui ne saura pas nĂ©cessairement en faire bon usage. Le dĂ©mocrate et ex-conseiller influent de Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski a ainsi prĂ©conisĂ©, pendant la conclusion du premier State Of The World Forum en 1995, la diffusion de divertissements de plus en plus addictifs et abrutissants regroupĂ©s sous lâappellation de « tittytainment ». Certains estiment quâil sâest agi ainsi dâinhiber la critique politique chez les laissĂ©s-pour-compte du libĂ©ralisme et du mondialisme, dâautres quâil sâagit de satisfaire des besoins primaires humains et dâoccuper toute une population dont le dĂ©sĆuvrement pourrait avoir des effets sociaux trĂšs nĂ©gatifs[1]. Il suffit de voir combien de temps est passĂ© Ă regarder des vidĂ©os plus ou moins avouables ou Ă jouer sur son portable pour comprendre que le divertissement addictif a une certaine efficacitĂ© â quâelle ait Ă©tĂ© programmĂ©e ou non. Le temps libre est ainsi parfois littĂ©ralement squattĂ© par ces divertissements qui dĂ©tournent de la possibilitĂ© de se consacrer Ă des activitĂ©s plus relevĂ©es. Cet ensemble de sollicitations abrutissantes est un facteur de plus qui nourrit dispersion et agitation des consciences.
Mais en dĂ©pit de tout ce qui peut nous dĂ©tourner de lâessentiel : vive les vacances ! Ne boudons pas ce droit aux congĂ©s payĂ©s que nos ancĂȘtres ont conquis de haute lutte. On peut certes constater de façon critique que lâindustrie du tourisme et du divertissement a su profiter de cet afflux de vacanciers pour ouvrir de nouveaux marchĂ©s aux prĂ©occupations Ă©cologiques malheureusement bien limitĂ©es. Lâessentiel reste de dĂ©fendre avec ardeur la possibilitĂ© de faire de notre temps libre, un vrai moment de libertĂ© qui assume lucidement les dĂ©fis inĂ©dits du prĂ©sent, mĂȘme si ces derniers sont bien propres Ă crĂ©er en nous quelques inquiĂ©tudes et agitations. Vrai moment de libertĂ©, disais-je ⊠mais aussi vrai moment de bonheur partagĂ© !
Didier Guilliomet
Virgules musicales :
« Belle Ăźle en mer », interprĂ©tĂ©e par Philippe Katherine dans lâalbum : Francis et ses peintres
« L'amour à la plage », Niagara
« Les vacances au bord de la mer », Michel Jonasz
[1] Jean-Claude MichĂ©a : Lâenseignement de lâignorance.
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Le Pardon
Une Ă©mission qui reprend l'enregistrement d'une intervention au cafĂ© de l'Ă©chiquier Ă Rouen oĂč Michel Lynden m'avait conviĂ© dans le cadre de cafĂ©s philosophiques qu'il animait avec brio.
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Par Younés Bouchoukh, étudiant de ECG1 du lycée François 1er avec la collaboration de Didier Guilliomet
Dans l'opinion commune, la solitude est une situation considĂ©rĂ©e comme dĂ©primante, voire dĂ©gradante. Les grecs anciens, par exemple, considĂ©raient lâostracisme â le fait de chasser un citoyen de sa citĂ© et donc de le sĂ©parer de sa communautĂ©, comme une punition trĂšs sĂ©vĂšre. Encore maintenant, ostraciser une personne â câest-Ă -dire lâisoler volontairement dans une sociĂ©tĂ© â est vĂ©cue comme une action agressive moralement et psychologiquement. Une chose est certaine, le sentiment plus ou moins accablant qui dĂ©coule du fait dâĂȘtre coupĂ© de sa communautĂ©, peut nous perturber profondĂ©ment dans nos relations avec autrui. Elle peut nous conduire Ă mal interprĂ©ter les regards, paroles et comportements des autres. Bref le sentiment de solitude sâaccompagne souvent dâune sorte de paranoĂŻa. Cercle vicieux car en devenant mĂ©fiant, on sâĂ©loigne des autres de plus en plus, et on renforce ce sentiment de solitude. De fait, se sentir seul provoque souvent une situation dĂ©sagrĂ©able de blocage existentiel. Ne pas pouvoir sâen remettre et se confier Ă autrui et affronter les difficultĂ©s de la vie, seul, au quotidien, est chose difficile. Aristote soulignait que lâhomme est un animal social. Lâinsertion dans le collectif a toujours Ă©tĂ© une constante de lâhumanitĂ©. Câest, dâailleurs, un des paradoxes de notre monde, qui est de plus en plus connectĂ©, quâune quantitĂ© non nĂ©gligeable de personnes dĂ©clarent se sentir seules. Aux Ătats-Unis, le Loneliness Index rĂ©vĂšle que 58% de la population sâest sentie seule en 2021. La sociologue IrĂšne ThĂ©ry, constatant le nombre croissant de personnes qui vivent seules au sein de nos sociĂ©tĂ©s oĂč lâon valorise la libertĂ© individuelle et la vie privĂ©e, Ă©crit dans son livre Le dĂ©mariage: « vie privĂ©e, oui ⊠mais de quoi ? » La question reste posĂ©e. On le voit, la solitude est souvent vue nĂ©gativement. Mais est-il exact de dire quâelle est une rĂ©alitĂ© forcĂ©ment mauvaise ? Lâenjeu de cette Ă©mission sera justement de prĂ©senter la solitude sous ses diffĂ©rentes facettes et dâessayer de saisir, sans en rester aux idĂ©es reçues, ce quâelle est vraiment. Solitude et sentiment de solitude Pour avancer dans notre analyse, faire la distinction entre la solitude et le sentiment de solitude, toujours plus ou moins accablant et dĂ©pressif, est indispensable.La solitude est en effet, une situation qui possĂšde des aspects clairement bĂ©nĂ©fiques. En effet, elle peut constituer une bonne occasion de se retrouver avec soi-mĂȘme, voire de se trouver tout court. Se dĂ©connecter des autres, prendre du temps pour soi peut-ĂȘtre aussi dans certaines circonstances un remĂšde pour se reconstruire, pour reprendre confiance en soi en se confrontant Ă soi-mĂȘme. La solitude est nĂ©cessaire pour retrouver la tranquillitĂ© dans lâintimitĂ©. Les prisons surchargĂ©es ajoutent la terrible Ă©preuve de la promiscuitĂ© Ă la privation de libertĂ© de mouvement pour les condamnĂ©s qui se retrouvent Ă plusieurs dans une mĂȘme cellule. Disons-le : parfois on est trĂšs entourĂ© mais on se sent mal, la prĂ©sence des autres nous pĂšse : on ne rĂȘve alors que dâune chose : se retirer, seul avec soi-mĂȘme pour arriver Ă une paix intĂ©rieure. Le sentiment de solitude nâest donc pas nĂ©cessairement le fait dâĂȘtre physiquement sĂ©parĂ© des autres. Câest plutĂŽt une expĂ©rience subjective plus ou moins nĂ©gative, oĂč lâindividu se sent « mal dans sa peau », comme en un pays Ă©tranger et hostile oĂč il nâa pas sa place, mĂȘme quand il est entourĂ© dâautres personnes qui lui sont familiĂšres, que ce soit sa famille, ses amis, ses collĂšgues. On parle par exemple dâun « moment de solitude » quand on fait une gaffe et quâon se trouve ainsi la risĂ©e dâun groupe. Mais ce sentiment dâisolement peut naĂźtre aussi de lâimpression dâĂȘtre particuliĂšrement incompris dans sa diffĂ©rence ou en dĂ©calage complet avec les autres : on se sentira alors comme dĂ©connectĂ© des autres, comme si on vivait dans un monde parallĂšle. Pour continuer Ă bien distinguer le dĂ©plaisant sentiment de solitude de lâĂ©tat de solitude, il est aussi important de rappeler que dans le domaine professionnel, travailler seul permet souvent de dĂ©velopper notre imagination, parce que nous ne sommes pas soumis Ă lâinfluence des autres et cela participe Ă lâĂ©panouissement de soi. Cela permet donc de rĂ©duire considĂ©rablement le stress et la pression que lâon ressent quand on travaille en groupe, par peur que notre contribution ne corresponde aux attentes des autres.En somme, la solitude ne peut ĂȘtre confondue avec un simple sentiment nĂ©gatif, elle renferme dâautres facettes. Elle peut ĂȘtre une situation choisie par lâindividu oĂč ce dernier interagit peu socialement et Ă©prouve une satisfaction Ă ĂȘtre sĂ©parĂ© pendant un temps des autres. Toutefois malgrĂ© tous ses aspects bĂ©nĂ©fiques, il faut rappeler que la solitude, pour ĂȘtre bien vĂ©cue ne doit jamais durer longtemps et doit avoir Ă©tĂ© choisie ou du moins acceptĂ©e. Car si elle est subie, elle peut produire un vĂ©ritable enfer comme le rappelle le chanteur belge Stromae"J'suis pas tout seul Ă ĂȘtre tout seul/Ăa fait d'jà ça d'moins dans la tĂȘte/Et si j'comptais, combien on est est/Beaucoup/Tout ce Ă quoi j'ai d'jĂ pensĂ©/Dire que plein d'autres y ont d'jĂ pensĂ©/Mais malgrĂ© tout je m'sens tout seul/Du coup J'ai parfois eu des pensĂ©es suicidaires/Et j'en suis peu fier/On croit parfois que c'est la seule maniĂšre de les faire taire/Ces pensĂ©es qui nous font vivre un enfer/Ces pensĂ©es qui me font vivre un enfer" Solitude et isolement Dans lâopinion commune, il est clair que lorsquâon parle de la solitude, bien souvent on la confond Ă tort avec lâisolement. Câest en grande partie pourquoi la solitude a souvent cette connotation nĂ©gative dont nous avons fait la critique. Lâisolement est une situation que lâon subit. La solitude, elle, peut ĂȘtre choisie et dĂ©sirĂ©e. Le confinement qui a Ă©tĂ© imposĂ© pendant la pandĂ©mie a pu ĂȘtre ainsi vĂ©cu comme un isolement difficile Ă vivre. Dans un autre ordre dâidĂ©e, Freud indiquait que dans la nĂ©vrose comme dâautres psychopathologies, câĂ©tait comme si un individu dĂ©cidait dâentrer dans une retraite spirituelle et de se couper du reste de la sociĂ©tĂ©. DĂ©cider de sâisoler est une chose, mais ĂȘtre coupĂ© des autres parce quâon est « mal dans sa peau » est autre chose que lâon subit. La solitude peut ĂȘtre positive alors que lâisolement ne lâest guĂšre.Examiner les diffĂ©rents types dâisolement est certainement Ă©clairant pour approfondir notre analyse. Il existe un isolement qui sâexplique par le manque dâinteraction sociale. Quand un individu quitte son lieu dâenfance et se retrouve ailleurs sans connaĂźtre personne, il est forcĂ©ment isolĂ© socialement. Pensons au travailleur immigrĂ© qui ne parle pas la langue, qui est perdu dans un nouveau pays oĂč il nâa ni famille ni ami. Le poignant sentiment dâexil se conjugue avec le sentiment dâĂȘtre vraiment seul. Mais lâisolement peut aussi ĂȘtre expliquĂ© par des causes psychologiques et morales comme la perte dâun proche, que ce soit dans le cadre dâune rupture amoureuse ou dans le cadre dâun deuil. «Un seul ĂȘtre vous manque et tout est dĂ©peuplé» Ă©crivait Lamartine dans un poĂšme intitulĂ© : « Lâisolement ». Comme si une seule personne avait le pouvoir de nous lier aux autres et de donner du sens Ă notre prĂ©sence dans ce monde. Lâabsence dâun ĂȘtre cher peut expliquer pourquoi un individu peut se sentir subitement coupĂ© du reste de la sociĂ©tĂ©. Le deuil nâest pas simplement alors la perte dâun ĂȘtre aimĂ©, câest Ă©galement un brouillage du lien avec les autres et le quotidien. Le chagrin isole. Ensuite, on peut ainsi comprendre quâil y a un isolement Ă©motionnel qui nâest pas un manque dâinteractions sociales. Lâisolement Ă©motionnel dĂ©finit une situation oĂč lâindividu sent quâil nâest pas compris par les autres. Il nâest pas forcĂ©ment isolĂ© de ses proches ou de ses collĂšgues, mais il a des difficultĂ©s relationnelles importantes. Cela peut ĂȘtre liĂ© Ă des facteurs comme la difficultĂ© Ă communiquer, la timiditĂ© maladive, un tourment intĂ©rieur ou une tristesse comme celle du deuil, ou un problĂšme de confiance en soi. Cet isolement prend la forme dâune fermeture aux autres, dâun mutisme dont les causes sont psychologiques et morales et peuvent renvoyer souvent Ă toute une histoire tourmentĂ©e. Avec la montĂ©e en puissance de la technologie, on assiste Ă lâĂ©mergence dâun isolement « numĂ©rique ». On peut penser dâabord aux geeks addicts Ă leur ordinateur. Les portables sont faits normalement pour communiquer mais on sâaperçoit quâils induisent souvent des comportements de repli sur soi et de fermeture aux personnes qui sont pourtant prĂ©sentes et disponibles autour de soi. Ensuite, il y a une fracture numĂ©rique. Bien des campagnes restent moins bien Ă©quipĂ©es en Ă©quipements informatiques. Cela crĂ©e une distance entre urbains et ruraux : ces derniers pouvant se sentir discriminĂ©s et finalement isolĂ©s Ainsi, certains lycĂ©ens de la campagne peuvent se sentir dĂ©contenancĂ©s par le dĂ©calage entre leur culture et celle de ceux qui vivent dans les grandes mĂ©tropoles. Un nombre non nĂ©gligeable de citoyens â notamment des personnes ĂągĂ©es - se trouvent Ă©galement coupĂ©es de bien des activitĂ©s sociales et dâinformations parfois importantes Ă cause de la fracture numĂ©rique. Une certaine modernisation des administrations et des services a laissĂ© ainsi sur le bord du chemin bien des personnes, crĂ©ant un isolement souvent socialement dĂ©sastreux Lâisolement est une condition jugĂ©e anormale - source de souffrance et dâaigreur - dans laquelle on estime quâon ne ne trouve pas sa place et quâon nâest pas considĂ©rĂ©. Lâisolement est le versant sombre de ce quâon place habituellement sous le nom de solitude. La solitude comme donnĂ©e existentielle fondamentale. Un chanteur plein dâĂ©nergie et de ressources comme Gilbert BĂ©caud peut nier de façon paradoxale lâexistence de la solitude parce quâil lui semble toujours possible de ne pas ĂȘtre isolĂ©. Par tempĂ©rament et non sans humour, il se plaĂźt Ă sous estimer lâexpĂ©rience dĂ©primante de lâisolement avec tous ses ravages et Ă lâassimiler Ă la solitude. Mais ne faut-il pas voir dans la solitude la condition naturelle de lâhomme, sans que ce soit du tout un malheur ? Par exemple, le philosophe AndrĂ© Comte-Sponville prĂ©sente volontiers la solitude comme une donnĂ©e existentielle fondamentale. Ne sommes-nous pas, en effet, toujours seuls face Ă nous-mĂȘmes et Ă nos choix ? Personne ne peut aimer, choisir, vivre ou mourir Ă notre place. Et si nous sommes autonomes et possĂ©dons un libre-arbitre, câest principalement parce que nous sommes seuls Ă ĂȘtre qui nous sommes. La solitude est donc inĂ©vitable et indispensable. Il sâagit donc de changer notre rapport Ă la solitude. Il faudrait plutĂŽt lâembrasser comme ce qui nous rend humain et constitue une base de notre personnalitĂ©. Il nây a pas de honte Ă ĂȘtre seul, chaque individu, au fond, est seul. La solitude est ce qui nous permet aussi de modifier notre rythme de vie, de prendre notre temps, de restaurer notre Ă©nergie pour repartir sur de bonnes bases. Câest grĂące Ă elle que nous possĂ©dons une intimitĂ©. En effet, la sphĂšre protectrice quâon se construit en se retrouvant avec soi-mĂȘme nous permet de choisir avec qui on veut partager nos pensĂ©es, nos difficultĂ©s. On conseille parfois de parler de ses problĂšmes pour trouver de lâaide, mais on peut trĂšs bien ne pas vouloir sâen ouvrir Ă autrui, par pudeur ou par volontĂ© de surmonter cette difficultĂ© seul, et ainsi consolider sa confiance en soi. La solitude est ainsi ce qui permet de forger son identitĂ© personnelle et de la protĂ©ger . En conclusion, il ne faut pas avoir peur de la solitude. Cette derniĂšre nous aide Ă cultiver notre jardin intĂ©rieur et avoir cette intĂ©rioritĂ© si indispensable dans la vie de tous les jours, notamment dans la prise de dĂ©cisions, la rĂ©flexion personnelle, la vie privĂ©e⊠Je pense que nous devons plutĂŽt fuir lâisolement souvent dĂ©stabilisant et nous mĂ©fier du triste sentiment de solitude. Mais la solitude elle-mĂȘme se prĂ©sente comme une rĂ©alitĂ© fondamentale pour notre autonomie. Dans un monde aussi connectĂ© et aussi cacophonique que le nĂŽtre, oĂč les mĂ©dias, les influenceurs et les rĂ©seaux sociaux nous sollicitent tant, il faut tacher de ne pas sâoublier et se rappeler que nous sommes des individu libres et indĂ©pendants â capable dâune intĂ©rioritĂ©. Il est essentiel dans la tranquillitĂ© de la solitude de pouvoir plonger en soi-mĂȘme et de cultiver ce « dialogue intĂ©rieur » qui dĂ©finit la pensĂ©e selon Platon, pour y voir clair sur ce que nous voulons vraiment. ////Virgules musicales Ben Harper : Another lonely day Gilbert BĂ©caud : La solitude, ça nâexiste pas Stromae : Lâenfer
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Le plaisir et la morale Emission dudimanche 19 mars 2023
Illustration : "Les mangeurs de Ricotta" de Vincenzo Campi
Le rapport du plaisir Ă la morale est souvent conflictuel. Combien de fois, la recherche du plaisir nous pousse-t-elle Ă nous Ă©manciper sans beaucoup de scrupule et mĂȘme, parfois avec jubilation, de nos obligations morales ? Sont-elles si nombreuses les personnes qui refusent de frayer avec l'immoralitĂ© dĂšs qu'une dĂ©licieuse occasion se prĂ©sente ? On comprend dĂšs lors que certaines morales se mĂ©fient du plaisir comme du diable et multiplient les mises en garde et les interdits pour limiter son influence.
Pourtant il existe une doctrine morale - l'hĂ©donisme -qui estime que le plaisir est le bien par excellence qui, seul, peut apporter le bonheur sur terre. Chez le philosophe Epicure, cette doctrine conduit Ă une "sobriĂ©tĂ© heureuse" et elle ne manque pas dâarguments. Mais la forme la plus courante d'hĂ©donisme chez les "bons vivants" pour lesquels il n'y a pas de mal Ă se faire du bien, a beaucoup moins de retenue et de tenue.
La complexitĂ© du rapport de la morale avec le plaisir mĂ©rite est telle quâon a souvent le sentiment dâĂȘtre placĂ© devant un dilemme. En effet, quand on prend le plaisir comme guide, cela peut nous conduire dans des directions totalement opposĂ©es. Mais quand la morale condamne avec virulence le plaisir, on ne peut sâempĂȘcher de trouver cela douteux, voire hypocrite. Les moralistes intransigeants sont, en effet, parfois si obsĂ©dĂ©s par la sexualitĂ© qu'il est difficile de les croire dĂ©tachĂ©s de ce plaisir qu'il dĂ©nonce avec passion. Quelle place faut-il donc accorder au plaisir dans notre recherche d'une vie bonne ?
I. Le plaisir comme indicateur naturel du bien dans l'hédonisme d'Epicure
1) Le plaisir
Chez nous, comme pour tous les animaux pourvus d'une sensibilitĂ© un peu dĂ©veloppĂ©e, le plaisir s'inscrit dans une logique naturelle de rĂ©compense. C'est pourquoi naturellement il nous attire. A l'opposĂ©, nous fuyons la souffrance qui se prĂ©sente comme un rĂ©vĂ©lateur de ce qui est mauvais pour nous. Par exemple, la douleur nous fait retirer spontanĂ©ment la main quand un objet la brĂ»le ou la blesse. En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, elle contribue largement Ă la prĂ©servation de notre intĂ©gritĂ© physique. A l'inverse, le plaisir indique naturellement ce qui semble bon pour lâorganisme vivant que nous sommes.
2) L'hédonisme d'Epicure
Epicure est un adepte de la thĂ©orie selon laquelle tout notre savoir provient des sensations quâon nomme le sensualisme. C'est en cohĂ©rence avec l'idĂ©e que la sensation de plaisir structure, enchante et souvent guide notre existence quâil a pu construire sa doctrine hĂ©doniste. Dans La lettre Ă MĂ©nĂ©cĂ©e, il dĂ©clare "Le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. (...) câest de lui que nous partons pour dĂ©terminer ce quâil faut choisir et ce quâil faut Ă©viter" On distingue souvent le bonheur durable et paisible du plaisir parfois violent et Ă©phĂ©mĂšre : pour Epicure ces deux satisfactions peuvent n'en faire qu'une, Ă condition toutefois de ne cultiver que les dĂ©sirs naturels qui sont accessibles et dont la rĂ©alisation peut se rĂ©pĂ©ter de façon agrĂ©able.
3) Trois sortes de désirs
Epicure distingue en effet trois types de dĂ©sirs. Les naturels et nĂ©cessaires comme boire quand on a soif. Les dĂ©sirs naturels mais non nĂ©cessaires : comme boire une boisson sucrĂ©e pour se dĂ©saltĂ©rer. Enfin, les dĂ©sirs non naturels et non nĂ©cessaires - les dĂ©sirs vains - comme l'ivrognerie ou la goinfrerie. Son hĂ©donisme se prĂ©sente ainsi comme une pratique de sobriĂ©tĂ© heureuse oĂč l'on fuit tous ces dĂ©sirs excessifs qui dĂ©gradent le corps et troublent les esprits.
II. Les plaisirs et désirs à éviter selon Epicure
1) Contre les désirs vains et excessifs.
Pour avoir une vie vraiment plaisante, l'Ă©picurisme dĂ©conseille fortement toute recherche du plaisir qui passe par des dĂ©sirs vains. Les addictions diverses liĂ©es le plus souvent Ă ces dĂ©sirs sont source de souffrance physique et morales. Quâon songe aux dĂ©gĂąts de lâalcoolisme. Et ils dĂ©naturent la satisfaction elle-mĂȘme. Un fumeur invĂ©tĂ©rĂ© grille trĂšs souvent une cigarette davantage pour ne plus sentir le manque que par plaisir. Les dĂ©sirs excessifs produisent un manque qui transforme le plaisir en simple analgĂ©sique, en une sorte d'ectoplasme. Le vrai plaisir se dĂ©finit par la satisfaction agrĂ©able d'un dĂ©sir car il arrive que rĂ©aliser un dĂ©sir n'apporte rien de positif. Le vrai plaisir remplit d'une vraie satisfaction durable plutĂŽt qu'il ne chasse temporairement la douleur. Enfin, Epicure qui place lâamitiĂ© dans les dĂ©sirs naturels sait aussi que la recherche des plaisirs intenses ne facilite pas les relations apaisĂ©es avec les autres.
2) Un hĂ©donisme consĂ©quent qui sâappuie sur la raison
De façon gĂ©nĂ©rale, l'hĂ©donisme d'Epicure mobilise le plaisir en sâappuyant sur une intelligence qui sait prĂ©voir ce qui nous est vraiment avantageux sur le long terme. "Il y a des cas -Ă©crit-il - oĂč nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsquâils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent" Ainsi mieux vaut-t-il s'abstenir d'aliments sucrĂ©s quand on est diabĂ©tique car on sait qu'on le payera cher plus tard. Epicure ajoute : " il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, aprĂšs avoir longtemps supportĂ© les douleurs, il doit rĂ©sulter de lĂ pour nous un plaisir qui les surpasse." Il est ainsi profitable de supporter un mauvais quart d'heure chez le dentiste pour obtenir une agrĂ©able et durable guĂ©rison. Epicure conclut ainsi : "chaque plaisir et chaque douleur doivent ĂȘtre apprĂ©ciĂ©s par une comparaison des avantages et des inconvĂ©nients Ă attendre." Dans tous les cas, notre choix sera guidĂ© par le dĂ©sir d'obtenir finalement le maximum de plaisir pour avoir une vie heureuse. Le bonheur se dĂ©finit pour lui par l'aponia - une bonne santĂ© du corps liĂ©e Ă une hygiĂšne de vie Ă©quilibrĂ©e et naturelle et par l'ataraxie - la sĂ©rĂ©nitĂ© de l'esprit obtenue en se dĂ©barrassant d'idĂ©es fausses et toxiques notamment sur les Dieux et la mort.
III. Critique de l'hédonisme
1. Une remarque de SĂ©nĂšque
Epicure dĂ©clare que le plaisir dont il parle est celui du ventre. Le philosophe SĂ©nĂšque a beau jeu de lui rĂ©torquer : " Pourquoi invoques-tu le plaisir ? C'est le bien de l'homme que je cherche, non celui du ventre, qui est plus large chez les bestiaux et les bĂȘtes sauvages. " [i]Le propos est polĂ©mique mais il a l'intĂ©rĂȘt de souligner que le plaisir, cette douce sensation qu'on rapporte spĂ©cialement au corps, n'est pas distinguĂ© chez Epicure des contentements plus relevĂ©s. Il semble incohĂ©rent de rĂ©duire ainsi toutes les diffĂ©rentes satisfactions que nous Ă©prouvons au plaisir physique. Bergson souligne que ce plaisir est du cĂŽtĂ© de la conservation alors que la joie est du cĂŽtĂ© de la crĂ©ation. Le plaisir de dĂ©vorer un bon plat quand on a faim n'est pas comparable Ă la joie Ă©prouvĂ©e par un Ă©crivain qui vient d'achever un roman dont il est fier. Pour prolonger cet exemple, on peut se demander si le plaisir esthĂ©tique ne serait pas aussi Ă©loignĂ© du plaisir des sens que la joie. Peut-on confondre en effet la sensation agrĂ©able avec le sentiment du beau ? AssurĂ©ment non. SĂ©nĂšque qui reconnait la sagesse d'Epicure, critique donc une analyse rĂ©ductrice de la sensibilitĂ© humaine qui peut Ă©garer. Il loue l'homme mais critique sa doctrine du plaisir censĂ©e rendre compte de l'ensemble des satisfactions et ĂȘtre le critĂšre principal en morale.
2. Une autre tension interne Ă la doctrine dâEpicure
Sur ce point, des tensions se font jour chez Epicure. Il prĂ©cise en effet quâil faut en morale un autre guide que le plaisir, Ă savoir : " le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce quâil faut choisir et de ce quâil faut Ă©viter, et de rejeter les vaines opinions dâoĂč provient le plus grand trouble des Ăąmes." Et il ajoute : "(...) le principe de tout cela et par consĂ©quent le plus grand des biens, câest la prudence. (...) il nây a pas moyen de vivre agrĂ©ablement si lâon ne vit pas avec prudence, honnĂȘtetĂ© et justice" DrĂŽle d'aveu finalement qui indique que l'hĂ©donisme ne peut se satisfaire du seul plaisir mais a besoin de la prudence â en grec la phronĂ©sis - qui est prĂ©sentĂ©e comme « le plus grand bien ». Certes, Epicure ajoute " ⊠il est impossible de vivre avec prudence, honnĂȘtetĂ© et justice si lâon ne vit pas agrĂ©ablement." Façon de replacer le plaisir au centre de la morale mais est-ce bien convaincant ?
IV. L'oubli de la vertu de tempérance ?
1) Prudence et tempérance.
La prudence dont parle Epicure présente les principales caractéristiques d'une vertu un peu oubliée : la tempérance. La tempérance est cette force morale qui permet de rester modéré dans la recherche du plaisir et dans la satisfaction des désirs. Pour Platon, c'est une des quatre grandes vertus à cÎté de la justice, du courage et de la sagesse. Elle fait partie aussi des quatre vertus cardinales.
2) Pourquoi cet oubli de la tempérance ?
Pourquoi cette disparition de la tempĂ©rance de la liste des qualitĂ©s morales les plus apprĂ©ciĂ©es ? Nâaurions-nous plus besoin dorĂ©navant dâavoir une sorte de maĂźtrise de nos dĂ©sirs ? Ce serait Ă©trange. C'est plutĂŽt que les conditions matĂ©rielles et notre systĂšme Ă©conomique ont changĂ© Ă la fois notre rapport au plaisir et attĂ©nuer les rĂ©ticences de la morale Ă son Ă©gard. Sont souvent louĂ©es ce qui Ă©tait avant considĂ©rĂ©s comme dĂ©fauts, voire comme pĂ©chĂ©s : la gourmandise, la luxure, et mĂȘme le dĂ©sir dâaccumuler la richesse et de « profiter » de ce qui sâoffre Ă nous. C'est qu'il y a eu aussi une extension du domaine des biens Ă consommer. Une bonne partie de l'humanitĂ© a ainsi adhĂ©rĂ© Ă une sorte d'hĂ©donisme consumĂ©riste.
3) Le retour du conflit entre hédonisme et rigorisme.
Une frange moins nombreuse et plus riche de notre espĂšce a les moyens de le mettre concrĂštement en application. Un rigorisme moral qui n'est certes pas une nouveautĂ© se prĂ©sente comme le pendant de cet hĂ©donisme consumĂ©riste. En rĂ©action Ă cette culture des dĂ©sirs excessifs, on voit en effet des attitudes de rejet sĂ©vĂšre et mĂȘme violent du plaisir et de tout ce qui est censĂ© en ĂȘtre le vecteur : la sexualitĂ©, la musique, la fĂȘte. Le rapport conflictuel que nous entretenons avec le plaisir se rejoue Ă grande Ă©chelle â associĂ© souvent Ă une opposition plus ou moins artificielle entre diffĂ©rentes sphĂšres civilisationnelle et dans un contexte oĂč ce conflit prend une figure inĂ©dite et dramatique. Car l'american way of life nous conduit Ă la catastrophe Ă©cologique : les sociĂ©tĂ©s de consommation ne font pas que se nuire Ă elle-mĂȘme dans leurs excĂšs mais elles impactent toute la planĂšte. Sans compter que cet hĂ©donisme dĂ©voyĂ© est loin dâapporter le bonheur aux populations qui y adhĂ©rent. A lâopposĂ©, le retour du rigorisme moral conduit Ă mettre en place de rĂ©gimes autoritaires et liberticides. Sommes-nous dans une impasse ?
4) Revalorisation de la tempérance et de la sobriété heureuse ?
Sans condamner le plaisir, ni se damner pour ses aspects les plus excessifs, ne peut-on renouer avec la sagesse d'une sobriĂ©tĂ© compatible avec la prĂ©servation de la biosphĂšre en rompant avec la course effrĂ©nĂ©e Ă l'accumulation et Ă la consommation ? Dans cette optique, la vertu de tempĂ©rance gagnerait sĂ»rement Ă ĂȘtre revalorisĂ©e. Ne serait que pour prendre en considĂ©ration ce que les grecs appelaient la "plĂ©onexie", ce dĂ©sir insatiable qui nous conduit toujours Ă en vouloir plus. En tout cas, notre rapport complexe au plaisir nous invite, dans la crise Ă©cologique majeure dans laquelle nous nous trouvons, Ă nous demander quel type de satisfaction nous voulons prĂ©cisĂ©ment cultiver pour ouvrir un avenir dĂ©cent et ainsi Ă rĂ©flĂ©chir Ă une autre voie qui Ă©vite les horribles intransigeances des rĂ©gimes qui prĂŽnent une extrĂȘme rigueur des mĆurs ainsi que les scandaleux dĂ©rapages du consumĂ©risme et de la cupiditĂ© dans les sociĂ©tĂ©s nĂ©o-libĂ©rales.
LucrĂšce, un disciple dâEpicure, notait quelque chose qui demande sĂ»rement Ă ĂȘtre mĂ©ditĂ©e par les personnes qui profitent sans retenue de notre dĂ©vastatrice sociĂ©tĂ© dâabondance : « "De la source mĂȘme des plaisirs surgit je ne sais quoi d'amer qui, jusque dans les fleurs, prend Ă la gorge"
Virgules musicales dans lâordre de diffusion : Georges McCrae : « Rock your baby ». Chris Squire : Lucky seven dans lâalbum Fish out of water (1975). Siouxsee and the banshees : « Cry » dans lâalbum Superstition (1991)
[i] SĂ©nĂšque : La vie heureuse", IX. 4
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Illustration : Oedipe se crevant les yeux
La lucidité et le pessimisme.
Des vĆux mal venus ?
2023 dĂ©bute : câest le moment des traditionnels vĆux quâil serait incongru sans doute de ne pas prĂ©senter. Bonne annĂ©e Ă vous !
Pourtant, on sent bien que, depuis quelques temps, ce rituel qui consiste Ă souhaiter un avenir meilleur sonne Ă©trangement. Une chose est sure : il ne doit pas ĂȘtre prĂ©texte Ă se voiler la face sur lâĂ©tat du monde. Par-delĂ , les diffĂ©rentes crises que nous devons affronter â guerre, mesures antisociales, manipulation des opinions, montĂ©e en puissance des extrĂ©mismes politiques et religieux, inflation, augmentation des rĂ©fugiĂ©es - nous sommes visiblement surtout Ă la fin dâun cycle de quelques centaines dâannĂ©es qui a apportĂ© Ă lâhumanitĂ© une abondance inĂ©dite. Tout notre systĂšme de production est en train de sâenrayer et nous sommes entraĂźnĂ©s dâors et dĂ©jĂ dans des changements majeurs â Ă commencer par le rĂ©chauffement climatique global de la planĂšte du fait des activitĂ©s humaines â qui engendrent des difficultĂ©s et des dĂ©fis inĂ©dits et vont conduire lâespĂšce humaine Ă changer radicalement sa maniĂšre de vivre. En un sens, nous sommes victimes de notre succĂšs sans doute parce quâil ne fut pas sans excĂšs, cupiditĂ©, orgueil, ni graves erreurs dâapprĂ©ciation sur le vivant et sur les effets que nos technologies et modes de vie produisent sur la biosphĂšre.
Sâil nous semble important de maintenir ces traditionnels Ă©changes de vĆux, en dĂ©pit de tout ce qui se passe et se prĂ©sente Ă nous, câest que nous considĂ©rons quâĂȘtre lucide sur notre situation ne conduit pas Ă dĂ©sespĂ©rer complĂ©tement de lâavenir. Mais est-ce bien le cas ?
Lucidité selon René Char
Le poĂšte RenĂ© Char dĂ©clarait : « La luciditĂ© est la blessure la plus rapprochĂ©e du soleil ? [i]» Une telle dĂ©finition semble curieusement dâactualitĂ© aprĂšs ces mois de juillet et dâaoĂ»t 2022, oĂč dans une grande partie de lâEurope et du monde, nous avons subi la canicule et la morsure dâun soleil implacable. Mais que signifie cette citation assez Ă©nigmatique ? PrĂ©senter la luciditĂ© comme « la blessure la plus rapprochĂ©e du soleil » semble signifier au moins deux choses. Dâabord que la luciditĂ© est une souffrance â une blessure â donc une source de malheur. Ensuite, « la blessure la plus rapprochĂ©e du soleil » fait rĂ©fĂ©rence au mythe dâIcare qui a Ă©tĂ© enfermĂ© avec son pĂšre DĂ©dale dans un labyrinthe dont il est strictement impossible de sortir sans ruse spĂ©cifique. IngĂ©nieux technicien, DĂ©dale a fini par fabriquer des ailes en cire pour permettre Ă Icare de sâĂ©chapper en sâenvolant du labyrinthe. Mais Icare, imprudent et tombant dans la dĂ©mesure, ne sâest pas contentĂ© de fuir, il sâest trop rapprochĂ© du soleil. Ses ailes ont fondu et il a chutĂ© dans la mer qui lâa englouti sous ses eaux.
ActualitĂ© du mythe dâIcare ?
Ne sommes-nous pas dans la situation dâIcare ? Nous Ă©tions enfermĂ©s dans un monde au dĂ©veloppement lent qui pouvait donnait lâimpression de tourner en rond, monde oĂč famine et maladies continuaient Ă errer, tels des minotaures meurtriers, dans le labyrinthe de lâexistence humaine. Nous en sommes sortis grĂące Ă une science et des techniques qui ont fait reculer les maladies et les famines et ont rendu possible une accĂ©lĂ©ration de lâhistoire et une explosion de la dĂ©mographie. EnivrĂ© par ces succĂšs, aveugles aux dangers, ne sommes-nous pas allĂ©s trop loin ? Ces techniques qui ont portĂ© trĂšs haut notre niveau de vie, ne risquent-t-elles pas de faire chuter brutalement notre espĂšce dans une situation chaotique ? Et de faire voir bien des rĂ©gions et villes que nous habitions disparaĂźtre, englouties par lâĂ©lĂ©vation du niveau des mers ?
En somme, la luciditĂ© ne nous condamne-t-elle pas au pessimisme complet ? Nous aimerions montrer que tel nâest pas le cas et que faire des vĆux pour lâavenir conserve tout son sens, par-delĂ , la sociabilitĂ©, la politesse et lâattention aux autres que dĂ©jĂ avantageusement ce rituel peut produire.
Que faut-il entendre précisément par lucidité ?
Le mot « LuciditĂ© » provient du latin luciditas[ii] qui signifie clartĂ© ou splendeur. Lâadjectif « Lucide » provient de « lucidus » qui signifie « clair, brillant, lumineux » Ces deux mots dĂ©rivent de « lux » et « lucis » - la lumiĂšre dâabord considĂ©rĂ©e comme une force agissante et divinisĂ©e. Une Ă©volution sĂ©mantique a fait passer de cette signification positive de « splendeur et de brillant » Ă une acceptation psychologique. Dans son sens le plus neutre, avoir toute sa luciditĂ© signifie ainsi avoir une clartĂ© dâesprit dans un raisonnement, avoir tous ses esprits et ne pas ĂȘtre dĂ©lirant â quelle que soit la cause de cette perte de luciditĂ© â alcoolisation, drogue, aveuglement de la passion, psychopathologie ou encore traumatisme subi â la liste nâĂ©tant pas exhaustive. Dans un sens plus chargĂ© de valeur, ĂȘtre lucide, câest faire toute la lumiĂšre sur la rĂ©alitĂ© dâune situation quelconque et donc accepter de voir clairement et distinctement les choses telles quâelles sont.
LuciditĂ©, amour de la vĂ©ritĂ© et rejet de lâillusion
La luciditĂ© se prĂ©sente ainsi comme une qualitĂ© morale. Câest une exigence de probitĂ© dans les analyses scientifiques qui oblige Ă voir et prĂ©senter la rĂ©alitĂ© telle quâelle nous apparaĂźt Ă la lumiĂšre de nos observations, surtout quand elle est dĂ©rangeante, voire dĂ©moralisante. AndrĂ© Comte-Sponville estime que la luciditĂ© est la premiĂšre vertu pour un intellectuel[iii]. De façon gĂ©nĂ©rale, quâon soit un intellectuel ou non, elle est donc « lâamour de la vĂ©ritĂ©, quand elle nâest pas aimable[iv]. Câest un amour de la vĂ©ritĂ© qui sâimpose et supplante mĂȘme le dĂ©sir dâĂȘtre heureux et de se protĂ©ger des vĂ©ritĂ©s qui blessent ou ruine la sĂ©rĂ©nitĂ©. Descartes dans une lettre envoyĂ©e Ă la princesse Elisabeth[v] Ă©crit ainsi :
« Je me suis quelquefois proposĂ© un doute : savoir, sâil est mieux dâĂȘtre gai et content, en imaginant les biens quâon possĂšde ĂȘtre plus grands et plus estimables quâils ne sont, et ignorant ou ne sâarrĂȘtant pas Ă considĂ©rer ceux qui manquent, que dâavoir plus de considĂ©ration et de savoir, pour connaĂźtre la juste valeur des uns et des autres, et quâon devienne plus triste. Si je pensais que le souverain bien fĂ»t la joie, je ne douterais point quâon ne dĂ»t tĂącher de se rendre joyeux, Ă quelque prix que ce pĂ»t ĂȘtre, et jâapprouverais la brutalitĂ© de ceux qui noient leurs dĂ©plaisirs dans le vin ou les Ă©tourdissent avec du pĂ©tun. »
PrĂ©cisons que le pĂ©tun nâest rien dâautre que le tabac : au siĂšcle de Descartes le tabac avait des effets bien plus forts et hallucinogĂšnes que celui que nous trouvons en vente actuellement. Pour faire dans la formule facile, disons que le pĂ©tun de Descartes Ă©quivaut au pĂ©tard actuel.
Descartes continue son Ă©loge dâun amour inconditionnel de la vĂ©ritĂ© ainsi : « Voyant que câest une plus grande perfection de connaĂźtre la vĂ©ritĂ©, encore mĂȘme quâelle soit Ă notre dĂ©savantage, que lâignorer, jâavoue quâil vaut mieux ĂȘtre moins gai et avoir plus de connaissance. » [vi]
Enfin pour justifier la supériorité de la lucidité, il ajoute un argument qui relÚve de la psychologie morale. Il écrit :
« ⊠je nâapprouve point quâon tĂąche Ă se tromper, en se repaissant de fausses imaginations ; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de lâĂąme, laquelle sent cependant une amertume intĂ©rieure en sâapercevant quâils sont faux. »[vii]
Pour lui, la luciditĂ© Ă laquelle on renonce revient sous la forme dâune sourde inquiĂ©tude qui mine notre tranquillitĂ©. Retour du refoulĂ©. Et il est vrai que la question se pose : peut-on peut vivre dans lâillusion et le mensonge sans Ă©tats dâĂąme ? Lâillusion est le contraire de la luciditĂ©. Ce nâest pas une simple erreur qui se corrige quand la vĂ©ritĂ© est connue et reconnue. En effet, lâillusion la spĂ©cificitĂ© de persister, mĂȘme en prĂ©sence de la vĂ©ritĂ© car le dĂ©sir de comprendre se trouve Ă©touffĂ© par un mouvement de lâĂąme opposĂ© : lâaspiration Ă ĂȘtre tranquille, quitte Ă se mentir Ă soi-mĂȘme.
La luciditĂ© est donc pour Descartes le devoir dâutiliser la raison qui nous a Ă©tĂ© donnĂ©e de la meilleure façon possible en accueillant mĂȘme les vĂ©ritĂ©s les moins plaisantes que nous pouvons saisir. Elle sâoppose Ă lâignorance mais aussi et surtout Ă lâillusion qui prend source dans le lĂąche dĂ©sir de se cacher les vĂ©ritĂ©s qui pourraient troubler notre bien-ĂȘtre.
En quoi la lucidité et le pessimisme se distinguent ?
Par opposition Ă la facilitĂ© avec laquelle on peut sâinstaller dans lâillusion, la luciditĂ© est une forme de courage de lâintelligence - elle est lâeffort que nous faisons pour voir les choses en face et affronter les vĂ©ritĂ©s les plus dĂ©moralisantes. Elle consiste souligne AndrĂ© Comte-Sponville à « voir ce qui est comme cela est, plutĂŽt que comme on voudrait que cela soit. » Par quoi âajoute-t-il- la luciditĂ© ressemble beaucoup au pessimisme. » Les deux en effet font lâexpĂ©rience dâun ordre du monde qui contrarie lâordre de nos dĂ©sirs. Mais le pessimisme en tire lâidĂ©e que toute la condition humaine est dĂ©sespĂ©rante[viii]. Alors que la luciditĂ©, loin dâĂȘtre une conception gĂ©nĂ©rale de notre situation existentielle, ne sâexerce que sur les quelques vĂ©ritĂ©s les moins rĂ©jouissantes.
Romain Gary dĂ©clarait : « Je n'aime pas les gens qui prennent leur nĂ©vrose pour des vues philosophiques. [ix]» Ne pourrait-on pas, dans cette perspective, reprocher aux pessimistes dâĂ©riger leur dĂ©sarroi face Ă une rĂ©alitĂ© dĂ©stabilisante en thĂ©orie gĂ©nĂ©rale ? En plus, les pessimistes aiment Ă se distinguer - non sans quelques traces dâorgueil et de mĂ©pris - des supposĂ©s naĂŻfs et ignorants qui sâagitent encore pour amĂ©liorer les choses sur terre. Le pessimisme fait ainsi trĂšs souvent le lit dâun fatalisme rĂ©signĂ© et est trĂšs compatible avec lâacceptation de lâordre ou du dĂ©sordre Ă©tabli. Autant de traits caractĂ©ristiques qui ne les rendent effectivement pas trĂšs aimables.
Au fond, le pessimisme semble sâinspirer de la conception tragique de la luciditĂ© que lâon trouve dans lâhistoire dâĆdipe. Lorsque ce dernier apprend la vĂ©ritĂ© sur la mort de son pĂšre LaĂŻos â Ă savoir que câest lui qui lâa tuĂ© et quâil a Ă©tĂ© conduit ensuite Ă Ă©pouser sa propre mĂšre â Jocaste - cela le conduit Ă se crever les yeux. Jocaste de son cĂŽtĂ© finit par se pendre. La conception tragique de la luciditĂ© conduit ainsi Ă un dĂ©sespoir complet et loin de permettre une vision plus claire du rĂ©el, la rencontre du terrible finit par lâaveugler. Tout au contraire, parce que câest une forme de courage, la vision non tragique de la luciditĂ© invite, quant Ă elle, Ă traverser lâĂ©preuve de lâaccablement quâelle arrive ainsi à « relativiser », câest-Ă -dire Ă regarder avec la distance que la raison permet de prendre sur les Ă©vĂ©nements les plus dramatiques, mĂȘme si sâagit dâune situation de crise inĂ©dite. [x]
Conclusion
Loin de se laisser aveugler et dĂ©truire comme Ćdipe par la vue dâune vĂ©ritĂ© terrible, il faut chercher Ă mieux voir lâavenir dans toutes ses dimensions. La luciditĂ© concernant lâavenir de lâhumanitĂ© ne suppose pas que « les choses aillent de pire en pire.[xi] » contrairement Ă ce que le pessimisme annonce. A vrai dire, câest en regardant avec courage les dĂ©fis futurs quâil est possible de nous prĂ©parer efficacement Ă les affronter. La luciditĂ© invite ainsi Ă agir avec la prudence requise pour que notre destinĂ©e ne soit pas comparable Ă celle dâIcare qui finit, par dĂ©mesure et dĂ©sinvolture, par se perdre.
Pour conclure, revenons aprĂšs ces dĂ©veloppements Ă la question initiale : peut-on dire quâil y a toujours une rĂ©elle opportunitĂ© des vĆux de dĂ©but dâannĂ©e quand on cultive actuellement la luciditĂ© ?
Dâabord rappelons un constat lucide que Romain Gary faisait dĂ©jĂ Ă la fin des annĂ©es 50 dans son roman Les racines du ciel « L'espĂšce humaine est entrĂ©e en conflit avec l'espace, la terre, l'air mĂȘme qu'il lui faut pour vivre. Comment pouvons-nous parler de progrĂšs, alors que nous dĂ©truisons encore autour de nous les plus belles et les plus nobles manifestations de la vie ? »[xii] Ensuite, avançons que dans le futur, le vrai progrĂšs consistera Ă opĂ©rer « une rĂ©duction planifiĂ©e de lâutilisation de lâĂ©nergie et des ressources dans le but de rĂ©tablir lâĂ©quilibre entre lâĂ©conomie et le monde du vivant et de rĂ©duire les inĂ©galitĂ©s et amĂ©liorer le bien-ĂȘtre de lâHomme. »[xiii] Tel est le vĆu quâen toute luciditĂ©, il est possible, je crois, de formuler pour 2023 ainsi que pour les annĂ©es Ă venir. La luciditĂ© en effet ne conduit pas Ă la rĂ©signation pessimiste mais Ă la mobilisation Ă©cologique.
Virgules musicales :
MĂ©lissa Lavaux : la chanson âHalf wizard, half witchâ dans lâalbum : Mama forgot her name was miracle. (2022)
King Crimson : The sheltering sky de lâalbum Discipline (1981)[i] RenĂ© Char : Feuillets dâHypnos (1944), in Fureur et mystĂšre
[ii] Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction dâAlain Rey.
[iii] Voir lâĂ©mission de France Inter : "Sous le soleil de Platon" du mercredi 6 juillet 2022. La luciditĂ© peut-elle nous rendre heureux ? Avec AndrĂ© Comte-Sponville.
[iv] André Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article : Lucidité.
[v] Descartes, Lettre Ă Elisabeth du 6 octobre 1645
[vi] Descartes, Lettre Ă Elisabeth du 6 octobre 1645.
[vii] Idem
[viii] Schopenhauer : Le monde comme volonté et représentation
[ix] Romain Gary : Les racines du ciel.
[x] Voir le dernier ouvrag de Corine Pelluchon. LâespĂ©rance ou la traversĂ©e de lâimpossible, Rivages, 2022.
[xi] André Comte-Sponville : Dictionnaire philosophique, article : Lucidité.
[xii] Romain Gary : Les racines du ciel.
[xiii] Jason Hickel, Less is more : How Degrowph will Save the World, 2020.
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L'expérience de la beauté
Emission du dimanche 6 novembre 2022Illustration Lucrezia Panciatichi, un tableau dâAngelo Bronzino
I. Une expérience bouleversante
A. Nature paradoxale de la beauté ?
1. Constat.
LâexpĂ©rience que nous faisons de la beautĂ© est intrigante. Dâun cĂŽtĂ©, c'est une expĂ©rience somme tout banale : qui n'a jamais ressenti cette Ă©motion qui lui fait dĂ©clarer de façon solennelle : " qu'est-ce que c'est beau ! " ? Cela peut arriver devant un paysage, un visage, une peinture, un film, en Ă©coutant une cantate de Bach ou bien le chant d'un oiseau. Et la beautĂ© est perçue dans le monde ordinaire par les deux sens principaux que nous mobilisons : la vue et l'ouĂŻe. Mais, dâun autre cĂŽtĂ©, la beautĂ© rend manifeste l'existence de quelque chose de tout Ă fait extraordinaire - bien diffĂ©rent de tout ce que nos cinq sens nous prĂ©sentent. L'expĂ©rience de la beautĂ© comprend en effet le plus souvent un moment de sidĂ©ration : comme si un Ă©clat d'absolu entrait subitement dans notre quotidien.
2. Spécificité de l'idée du beau selon Platon.
Pour Platon, ce caractĂšre paradoxal de la beautĂ© tient Ă sa nature mĂȘme. Illustre reprĂ©sentant de l'idĂ©alisme philosophique, Platon estime que la rĂ©alitĂ© est constituĂ©e d'idĂ©es que notre intelligence pure peut saisir. Notre perception habituelle du monde est censĂ©e, selon lui, nous Ă©garer car elle ne nous propose que de pĂąles et pĂ©rissables copies des idĂ©es Ă©ternelles. Parmi ces derniĂšres, les trois grandes idĂ©es sont celles du beau, du vrai et du bien. Toutefois, pour Platon, il existe une diffĂ©rence de statut entre ces trois idĂ©es et celle de la beautĂ© se singularise Ă bien des Ă©gards. Le vrai, on le sait, demande souvent bien des efforts et des raisonnements pour ĂȘtre Ă©tabli. La vĂ©ritĂ©, loin d'ĂȘtre une Ă©vidence spontanĂ©e, est le rĂ©sultat de tout un cheminement. Le bien, quant Ă lui, ne se voit pas clairement sur les visages, ni dans les attitudes et les actions. MĂȘme l'idĂ©e de notre bien-propre ne nous apparaĂźt souvent que lorsque l'expĂ©rience a permis de sortir de toutes les fausses pistes et impasses que nous avons explorĂ©es. Pour notre philosophe athĂ©nien, la beautĂ© a, elle, ce privilĂšge - qui peut passer aussi pour une sorte de sortilĂšge - dâĂȘtre la manifestation la plus immĂ©diatement perceptible du monde idĂ©al ici-bas. La seule idĂ©e Ă©ternelle qui est directement sensible est en effet celle du beau. La beautĂ© constitue ainsi une exception remarquable dans la conception idĂ©aliste du fondateur de l'acadĂ©mie car elle est l'apparition sur terre de ce qu'il y a de meilleur et d'impĂ©rissable dans le monde des idĂ©es. Câest pourquoi pour Platon il ne faut jamais se moquer, ni sous-estimer une personne qui sâextasie devant une manifestation de la beautĂ© : il y a toujours de la profondeur dans cette attitude. Un esthĂšte ne peut jamais ĂȘtre totalement mauvais.
B. La singuliÚre expérience de la beauté.
On parle parfois de beautĂ© Ă couper le souffle. En tout cas, la beautĂ© nous enthousiasme et nous inspire. Platon en fait lâobjet gĂ©nĂ©ral de toute passion. Lâamour est pour lui toujours dĂ©sir de beautĂ© et mĂȘme dĂ©sir dâengendrer dans le beau[i]. La beautĂ© nous chamboule, peut nous faire tourner la tĂȘte, nous bouleverse tout comme le fait lâamour quand il sâempare de nous, corps et Ăąme. Stendhal disait souffrir Ă Florence de vertiges liĂ©s Ă la puissance des chefs dâĆuvre quâil contemplait dans cette citĂ© de Toscane qui abrite dans ses murs des beautĂ©s picturales dont les auteurs sont RaphaĂ«l, LĂ©onard de Vinci, Masaccio, Botticelli, Le Caravage, Michel-Ange, Bronzino ... « La beautĂ© est promesse de bonheur » notait Ă©galement Stendhal pour qui le beau prĂ©pare Ă©galement et rend possible une existence accomplie. Câest dire lâaspect mixte de cette expĂ©rience du beau qui est Ă la fois physique et en un sens "mĂ©taphysique", c'est-Ă -dire qui renvoie au concret de la sensibilitĂ© et nous Ă©lĂšve dans un au-delĂ magnifiĂ© du monde. Kant disait de façon si mystĂ©rieuse quâelle en devient presque poĂ©tique : « le beau est la forme de la finalitĂ© dâun objet en tant quâelle est perçue sans reprĂ©sentation dâune fin »[ii]. Formule Ă©nigmatique ! Sans doute disait-il cela pour souligner quâil y a un Ă©lan dans la beautĂ© mais qui dessine un mouvement sans but prĂ©cis : la beautĂ© serait ainsi le pur plaisir dâĂȘtre transportĂ© dans un ailleurs dâune grande sĂ©rĂ©nitĂ©. Un Ă©lan de passion sans objet prĂ©cis qui loin de nous dĂ©chirer et nous tourmenter, nous rĂ©concilierait avec le meilleur de soi-mĂȘme.
C. Critique de la conception idéaliste de la beauté.
1. Critique générale.
Les objections aux analyses de Platon ainsi qu'Ă toute interprĂ©tation idĂ©aliste de la beautĂ© ne manquent pas. Pour Nietzsche et Freud, la vision idĂ©aliste de la beautĂ© parle plus du ressentiment Ă l'Ă©gard de l'existence humaine que du sentiment lui-mĂȘme du beau. La beautĂ© du monde idĂ©al serait alors surtout un prĂ©texte pour dĂ©noncer et compenser la supposĂ©e laideur de notre monde.
2. Conception Bergsonienne de l'art et du beau.
Dans une autre optique, le philosophe Bergson voit dans l'expĂ©rience esthĂ©tique une meilleure perception de la rĂ©alitĂ© elle-mĂȘme et non la description d'un autre monde idĂ©al qu'on aurait perdu ou qu'on chercherait Ă atteindre. Il note : " ... l'artiste a toujours passĂ© pour un "idĂ©aliste". On entend par lĂ qu'il est moins prĂ©occupĂ© que nous du cĂŽtĂ© positif et matĂ©riel de la vie. C'est, au sens propre, un "distrait". Pourquoi Ă©tant plus dĂ©tachĂ© de la rĂ©alitĂ©, arrive-t-il Ă y voir plus de choses ? On ne le comprendrait pas, si la vision que nous avons ordinairement des objets extĂ©rieurs et de nous-mĂȘmes n'Ă©tait pas qu'une vision que (...) notre besoin d'agir et de vivre nous a amenĂ© Ă rĂ©trĂ©cir et Ă vider."[iii] Pour Bergson " les nĂ©cessitĂ©s de l'action tendent Ă limiter le champs de notre vision"[iv] L'expĂ©rience du beau est un moment d'Ă©largissement de notre perception. La beautĂ© n'indique donc pas la prĂ©sence d'un monde meilleur que le nĂŽtre mais elle est le fruit d'un meilleur regard portĂ© sur la riche rĂ©alitĂ© de notre monde.
II. Le contraste entre lâexpĂ©rience du beau et notre maniĂšre de le dĂ©finir
A. Le contraste
Quelle que soit la doctrine Ă laquelle on adhĂšre, on s'accorde au moins sur un point : l'expĂ©rience de la beautĂ© est dâune grande force. La beautĂ© est toujours perçue comme une expĂ©rience riche, censĂ©e nous placer devant une rĂ©alitĂ© plus intense. Mais curieusement cette description fait contraste avec les considĂ©rations habituelles sur cette catĂ©gorie esthĂ©tique. La beautĂ© qui fait si forte et noble impression sur notre sensibilitĂ© est souvent saisie de maniĂšre plate par notre intelligence qui peine Ă lui donner la place et la valeur quâelle semble mĂ©riter. En effet, il est courant dâinsister sur la relativitĂ© de la beautĂ© : comme si cette rĂ©alitĂ© si riche de sens pouvait se diluer dans la logique banale des goĂ»ts et des apprĂ©ciations personnelles. On croit souvent que cette rencontre avec le beau pourtant si commune et frappante dĂ©pend des goĂ»ts, de sa culture, de son humeur, bref cette grande expĂ©rience se rĂ©duirait Ă notre petite subjectivitĂ©.
B. Les explications
1) Le relativisme culturel.
Comment expliquer cet Ă©cart entre cette bouleversante expĂ©rience du beau et la conception assez plate qu'on s'en fait ? D'abord par le relativisme culturel. On sait que les goĂ»ts esthĂ©tiques sont liĂ©s en partie au type de culture, Ă lâĂ©ducation, Ă notre parcours personnel et Ă la pĂ©riode historique oĂč lâon se situe. Il faut tenir compte de cet aspect et restĂ© ouvert face Ă la diversitĂ© des manifestations du beau. Toutefois, ce relativisme culturel nâempĂȘche pas quâil y a des Ćuvres qui traversent les siĂšcles et les cultures et sont reconnues comme ayant une grande valeur esthĂ©tique partout : je parle des classiques comme Les mille et une nuits, LâIliade ou les Ćuvres de Mozart.
2) La confusion faite entre beauté et agréable.
Si on croit que le sentiment du beau est relatif, c'est aussi selon Kant parce qu'on le confond avec la sensation de l'agréable. Kant écrit : " Lorsqu'il s'agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme qu'un objet lui plaßt, soit restreint à sa seule personne. (...) "Le principe : " à chacun son goût" (...) est valable pour ce qui est agréable. " [v] Kant rejoint l'adage populaire : "les goûts et les couleurs ne se discutent pas".
III. DĂ©finition kantienne du beau
A. La spĂ©cificitĂ© de lâexpĂ©rience de la beautĂ©.
Mais il prĂ©cise : "Il en va tout autrement du beau. Il serait tout juste Ă l'inverse ridicule que quelqu'un s'imaginant avoir du goĂ»t en ce domaine songe en faire preuve en dĂ©clarant cet objet (...) est beau pour moi. Car (...) lorsqu'il dit qu'une chose est belle, il attribue aux autres la mĂȘme satisfaction; il ne juge pas seulement pour lui mais pour autrui et parle alors de la beautĂ© comme si elle Ă©tait une propriĂ©tĂ© des choses (...) Et ainsi on ne peut pas dire ici : " Ă chacun son goĂ»t". Car cela reviendrait Ă dire : (...) il n'existe pas de jugement esthĂ©tique qui pourrait lĂ©gitimement prĂ©tendre Ă l'assentiment de tous. " [vi]
B. DĂ©finition du beau selon Kant.
Kant en dĂ©duit la dĂ©finition suivante : « Est beau ce qui plaĂźt universellement sans concept »[vii] Pourquoi " sans concept" ? Parce que toutes les explications intellectuelles pour justifier un jugement esthĂ©tique sont inadaptĂ©es. Le beau est saisi par la sensibilitĂ© et non par la raison thĂ©orique. Si on pense que le beau est relatif, c'est aussi parce qu'on croit que seule la vĂ©ritĂ© prouvĂ©e scientifiquement peut avoir une validitĂ© universelle. Pour Kant, toutefois, un sentiment Ă©prouvĂ© peut aussi "plaire universellement" et s'imposer Ă toute sensibilitĂ© ayant cultivĂ©e a minima son goĂ»t. Rappelons qu'est universel ce qui vaut de droit partout et toujours. Mais une chose est l'universalitĂ©, autre chose l'unanimitĂ©. Que la terre est ronde et tourne autour du soleil est une vĂ©ritĂ© universelle mais qui n'a pas toujours Ă©tĂ© acceptĂ©e de fait par tout le monde. Il y a encore des platistes ! Encore une fois, l'exemple des classiques qui traversent les siĂšcles et les cultures semblent donner raison Ă cette critique de la relativitĂ© du beau ainsi qu'Ă l'affirmation de la valeur universelle du beau, mĂȘme si l'unanimitĂ© n'est pas toujours au rendez-vous.
C. Les classiques
Estimer Ă cet Ă©gard que cette thĂ©orie des classiques seraient une façon pour la classe ou la civilisation dominante d'imposer ces vues semble un peu court. Il a toujours existĂ© un art officiel : des peintres dits "pompiers" aux artistes contemporains promus artificiellement par des galeristes qui spĂ©culent. Mais le temps fait souvent le tri et il arrive que des artistes d'abord maudits, trop populaires, appartenant Ă une culture moins mise en valeur, finissent heureusement par ĂȘtre reconnus. S'il ne faut pas minimiser l'efficacitĂ© de la promotion de certains goĂ»ts esthĂ©tiques pour des raisons idĂ©ologiques ou Ă©conomiques, il semble raisonnable de ne pas leur accorder une toute puissance.
Conclusion
Enfin, la beautĂ© est, il faut le noter, une des catĂ©gories esthĂ©tiques parmi d'autres. Kant parle aussi du sublime. Et des tragiques grecs aux Ćuvres de Francis Bacon ou de Picasso, en passant par les comĂ©dies de MoliĂšre, il y a toute une lignĂ©e d'artistes qui ne cherchent pas Ă faire naĂźtre le sentiment du beau. Au demeurant, comme toute expĂ©rience esthĂ©tique, la beautĂ© nous fait comprendre que nous pouvons rencontrer les autres humains et nous entendre avec eux, pas seulement en reconnaissant le vrai grĂące Ă la science ou en ayant un sentiment partagĂ© du bien en morale mais aussi directement par la sensibilitĂ©. Toutefois, avec la beautĂ© câest la communion la plus paisible et la plus rĂ©confortante avec le reste de lâhumanitĂ© qui est proposĂ©e, celle qui passe par la complicitĂ© immĂ©diate et harmonieuse des Ăąmes sensibles. La beautĂ© a donc la particularitĂ© de faire rĂ©sonner en nous la corde sensible dâun cosmos ordonnĂ© et idĂ©al et de proposer ce dont nous avons souvent besoin : une esthĂ©tique de la sĂ©rĂ©nitĂ© et de la paix.
Extraits musicaux mobilisĂ©s pour cette Ă©mission dans lâordre de diffusion :
Jean-Sébastien Bach, la cantate : « Jésus, Que ma joie demeure ! », Wolfgang Amadeus Mozart : Petite musique de nuit, Vivaldi : "Et in terra pax" dans Gloria.
[i] Platon : Le banquet, 206 e.
[ii] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p.67.
[iii] Bergson, Le rire.
[iv] Idem
[v] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p 41.
[vi] Idem
[vii] Kant : La critique du jugement, trad. Gibelin, p 53.
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Que nous disent les chansons de la rupture amoureuse ?
AprĂšs la pause estivale, « lâinstant philo » reprend en musique ! En avril dernier, en effet, nous avons abordĂ© le thĂšme de « Rupture et continuitĂ© » sans parler de la rupture amoureuse. Il semble pourtant intĂ©ressant, Ă bien des Ă©gards, dây consacrer une Ă©mission. Pour explorer, on lâespĂšre de façon plaisante, diverses facettes de ce moment toujours dĂ©stabilisant de la vie affective, nous avons choisi de prendre appui sur la chanson populaire qui constitue, en cette affaire, un bon fil conducteur.
Une rupture a un versant sombre et elle peut ĂȘtre une vĂ©ritable catastrophe. Parfois tout Ă lâinverse, elle nous fait mĂȘme entrer dans un scĂ©nario de comĂ©die et de marivaudage oĂč les larmes et les rires se mĂȘlent pour aboutir Ă une fin heureuse. Loin dâĂȘtre un traumatisme dĂ©finitif, la rupture amoureuse peut constituer ainsi une vraie dĂ©livrance â ou du moins, une scansion, une respiration ou un rebond salutaire au sein des relations affectives. Elle peut fournir lâoccasion de se rĂ©inventer, comme le montre la philosophe Claire Marin dans un essai qui date de 2019 : Rupture(s) : comment elles nous transforment. En somme, la rupture amoureuse, Ă lâinstar du mariage, est pour le meilleur comme pour le pire.
https://www.youtube.com/watch?v=sIGK6G6IerI
Lâaspect dramatique et douloureux de la sĂ©paration amoureuse prĂ©vaut le plus souvent dans la chanson populaire. Alex Beaupain, que nous venons dâentendre, ne lâignore pas quand il reprend magistralement « Comme un ouragan » de StĂ©phanie de Monaco.
« Nous ne sommes jamais aussi mal protégés contre la souffrance que lorsque nous aimons, jamais plus irrémédiablement malheureux que si nous avons perdu la personne aimée et son amour » souligne Sigmund Freud[i].
Un air cĂ©lĂšbre du film « Les parapluies de Cherbourg » exprime tout ce quâil y a de dĂ©chirant quand les Ă©vĂ©nements conduisent des amants se rĂ©signer Ă une suspension mĂȘme temporaire de leur relation.
https://www.youtube.com/watch?v=KhQ2Mb_Xa7Y « Je ne pourrai vivre sans toi » : chanté par Catherine Deneuve, composé par Michel Legrand.
Parfois, les lamentations deviennent supplications de celui qui est quitté quand le couple se brise.
https://www.youtube.com/watch?v=i2wmKcBm4IkJacques Brel : « Ne me quitte pas »
La dĂ©ception amoureuse peut prendre Ă©galement une forme plus autodestructrice et plus virulente oĂč la blessure se cache derriĂšre une indiffĂ©rence hostile comme en tĂ©moigne cette chanson de la Mano Negra
https://www.youtube.com/watch?v=eSxoxqDB0OI« Pas assez de toi » [ii]
Une rupture peut dĂ©gĂ©nĂ©rer en un moment dâhorreur, comme malheureusement nous le rappellent harcĂšlements, violences conjugales, crimes passionnels et fĂ©minicides.
A mille lieux de cela, Françoise Hardy toute en retenue et en pudeur, demande des explications. Il est utile et rĂ©confortant pour accepter la fin dâune histoire, de mettre des mots sur ce qui se passe et de soigner ainsi ressentiment et tristesse par le dialogue â ce bon antidote Ă la violence.
https://www.youtube.com/watch?v=uJd6ydAJK4A F. Hardy : « Comment te dire Adieu ? »
Dans les annĂ©es 70, GĂ©rard Lenorman campe le personnage dâun homme qui, loin de se laisser entraĂźner par le dĂ©pit dâavoir Ă©tĂ© quittĂ©, affiche une attitude plus conciliante â plus Françoise Hardy que Mano Negra !- en sâadressant Ă son ex.
https://www.youtube.com/watch?v=Pn_itowbTzs Gérard Lenorman : « Voici les clés »
La culpabilisation et la façon narquoise de chantonner indiquent toutefois que lâacceptation de la sĂ©paration nâest pas sans arriĂšre-pensĂ©e dans cette chanson oĂč la comĂ©die prend le pas sur la tragĂ©die.
Plus franc du collier, Ben Mazué dans un morceau intitulé « Les jours heureux » met en lumiÚre un élément qui brouille souvent la donne : cette peur du célibat et de la solitude affective qui conduit souvent à regretter une rupture pourtant nécessaire.
https://www.youtube.com/watch?v=SE9I71Vx1rQ&list=PLkqz3S84Tw-SrSLtMkGAgKtKvNH5L5syz&index=14 « Les jours heureux »[iii]
CĂ©line Dion, quant Ă elle, revendique ce dĂ©sir un peu insensĂ© mais dâune touchante sincĂ©ritĂ©, dâĂȘtre aimĂ© encore et toujours, en dĂ©pit du dĂ©samour annoncĂ©.
https://www.youtube.com/watch?v=3eAJNjB-uFw « Pour que tu mâaimes encore » morceau composĂ© (et jouĂ© Ă la guitare dans lâextrait sĂ©lectionnĂ©) par Jean-Jacques Goldman
Tout Ă lâinverse, Serge Gainsbourg dans une de ses premiĂšres compositions qui date de 1958, rappelle, non sans un peu de cynisme, que la rupture peut aussi ĂȘtre conçue comme un lĂąche soulagement quand il nây a quâun amour sensuel quâon aimerait sans suite. Il nâest jamais bien facile de conjuguer intĂ©rĂȘts Ă©goĂŻstes et investissement dans une relation â surtout Ă une Ă©poque oĂč les pratiques contraceptives nâĂ©taient pas monnaie courante et le divorce peu facilitĂ© par la lĂ©gislation.
https://www.youtube.com/watch?v=TyMqgv5Djf0 Serge Gainsbourg : « Ce mortel ennui » [iv]
Une chose est de prendre lâinitiative dâune rupture, autre chose de la subir. Les subjectivitĂ©s sont Ă©videmment diffĂ©rentes de part et dâautre. Pourtant, les frontiĂšres se brouillent parfois et il arrive que les personnes en cours de sĂ©paration se complaisent dans un Ă©change paradoxalement complice autour de leur tristesse et Ă©tats dâĂąme. Benjamin Biolay en a fait une chanson :
https://www.youtube.com/watch?v=Ba7TB4QXzmU « Comment est ta peine ? »
Un principe dâinertie sentimentale peut affecter les anciens amants, le plus souvent sous la forme du deuil Ă faire du couple quâils formaient. LĂ©gĂšretĂ© et gravitĂ© sont alors prĂ©sentes ensemble. Câest pourquoi le discours de celui qui quitte peut ĂȘtre traversĂ© par un mĂ©lange de mĂ©lancolie, de duretĂ© et de cruautĂ© dans lequel la culpabilitĂ© nâest pas absente - comme on lâentend dans cette autre chanson de Gainsbourg :
https://www.youtube.com/watch?v=AuxFRUNv_ww « Je suis venu te dire que je mâen vais. »
Mais il y a profit surement Ă prendre distance avec cette luciditĂ© de courte vue qui prĂ©tend que les sĂ©parations sâexpliquent par le fatal dĂ©clin de toute passion amoureuse et lâimpossibilitĂ© de faire durablement couple. Dans un duo qui apporte un utile contre-champ Ă la ritournelle de Gainsbourg, CamĂ©lia Jordana rompt avec ce prĂ©jugĂ© au sujet de la rupture amoureuse
https://www.youtube.com/watch?v=X3TrtakDZ2s «Avant la haine » composé par A. Beaupain
Lâinsistance sur les diverses figures de la rupture ne doit pas toutefois nous faire oublier que ce sont aussi les Ă©cueils de la conjugalitĂ© quâil faut craindre. On contemple trop souvent les effets dâune relation qui se dĂ©lite sans prendre le temps dâen analyser les causes. La chanson de Georges Brassens « La non demande en mariage », met en avant le charme des relations libĂ©rĂ©es des obligations du mariage et dĂ©nonce le prosaĂŻsme du quotidien parfois vĂ©ritable « tue-l-amour ». Anne Sila en duo avec Nina Louise en a fait rĂ©cemment une reprise originale.
https://www.youtube.com/watch?v=qF2ouovjakw La non demande en mariage.
A entendre cette version, on comprend que la conjugalitĂ© amoureuse est toujours Ă rĂ©inventer dans le dialogue, par-delĂ les accidents de parcours, les clichĂ©s et les ruptures. Reste que lâimportant, câest dâaimer - mĂȘme si, comme le remarque Ben MazuĂ©, cela ne se passe pas toujours comme on le souhaiterait.
https://www.youtube.com/watch?v=CBMvKdhqlPk&list=PLkqz3S84Tw-SrSLtMkGAgKtKvNH5L5syz&index=10 Ben MazuĂ© : âLe Coeur nous animeâ
Vous trouverez toutes les rĂ©fĂ©rences de cette Ă©mission sur le site de la M.C.H ainsi que dans les podcasts du site de Radio Ouest Track dans la rubrique consacrĂ©e Ă Lâinstant philo.
Pour finir, je propose dâĂ©couter un extrait dâune reprise dâun morceau de Taxi Girl par le groupe Nouvelle Vague[v]. Câest Coralie ClĂ©ment qui est au chant.
Au revoir.
Durée des chansons : 9 mn 20 environ
+ 1 mn 10
https://www.youtube.com/watch?v=noTiDbaVjOg Nouvelle vague. « Je suis déjà parti »
[i] Malaise dans la civilisation.
[ii] Dans lâalbum : Putaâs fever (1989)
[iii] Album datant de 2020 intitulé : Paradis
[iv] Album : Du chant Ă la une ! (1958)
[v] Album : Version française (2010)
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« Lâinstant philo » Emission du dimanche 19 juin 2022
LâinterprĂ©tation du rĂȘve
I. Propos liminaires
A. Rappel
Pour Freud, si nous rĂȘvons, câest que nos dĂ©sirs dĂ©bordent du cadre Ă©troit de ce que la rĂ©alitĂ© quotidienne peut nous apporter comme satisfaction. Toutes ces passions et aspirations bien prĂ©sentes en nous qui ne trouvent pas moyen de se rĂ©aliser pourraient produire une amertume individuellement et socialement nĂ©faste. Une des fonctions de lâactivitĂ© onirique est de limiter la frustration que nous rencontrons fatalement dans nos existences. Pour dĂ©signer cette capacitĂ© que nous avons de traduire un dĂ©sir qui nous hante en une crĂ©ation originale sur la scĂšne onirique, Freud parle de dramatisation. Cette capacitĂ© de nous persuader quâest prĂ©sente en rĂȘve une satisfaction qui est absente dans la rĂ©alitĂ© ne fait pas que compenser un manque, elle apporte Ă©galement une dimension tout Ă fait originale Ă nos vies. A cĂŽtĂ© des dĂ©sirs qui continuent de nous tourmenter aprĂšs une journĂ©e auxquels le rĂȘve donne satisfaction par lâimaginaire, il y a des aspirations plus gĂ©nĂ©rales, plus profondes peut-ĂȘtre, en tout cas plus existentielles auxquelles le rĂȘve donne forme. La fonction onirique permet ainsi dâincarner le dĂ©sir de donner du sens Ă ce que nous vivons et de donner corps au dĂ©sir dâexplorer de façon inventive les rapports complexes que nous tissons avec ce qui nous entoure, en les rejouant et en les scĂ©narisant.
B. Les rĂȘves Ă interprĂ©ter.
Tout rĂȘve est la rĂ©alisation dâun dĂ©sir. Tel est le cadre interprĂ©tatif gĂ©nĂ©ral proposĂ© par Freud. Mais, comment savoir quel dĂ©sir particulier se rĂ©alise dans ces rĂȘves dâadultes qui paraissent si Ă©tranges et incomprĂ©hensibles ? Pas facile ! Câest justement lĂ quâune interprĂ©tation devient nĂ©cessaire. Ce qui est sans ambiguĂŻtĂ© nâa nul besoin quâon enquĂȘte pour en saisir le sens. Dans le souvenir quâon a des rĂȘves qui rĂ©alisent clairement un dĂ©sir bien identifiĂ©, tout est comprĂ©hensible. Quand des scientifiques sont envoyĂ©s dans une station polaire Ă lâĂ©poque de Freud, ils se trouvaient condamnĂ©s Ă se nourrir pendant des semaines essentiellement de boites de conserve ; il nâest pas Ă©tonnant que tous finissent par rĂȘver de façon rĂ©currente de festins merveilleux. Le dĂ©sir rĂ©alisĂ© alors nâa rien de mystĂ©rieux. Par contre, les rĂȘves oĂč ce sont des dĂ©sirs inconscients qui se rĂ©alisent demandent Ă ĂȘtre interprĂ©tĂ©s. En effet, le souvenir que nous en avons â Freud parle pour le dĂ©signer de « contenu manifeste » - ne permet pas dâaccĂ©der directement Ă son sens. Le contenu qui se manifeste Ă notre conscience au rĂ©veil dans ces songes intrigants semble lourd dâune signification Ă©nigmatique que Freud appelle « le contenu latent » - « latent » car sâil nous Ă©chappe bien, on en a tout de mĂȘme une sorte dâintuition vague. InterprĂ©ter un rĂȘve consiste donc, Ă lâaide dâune enquĂȘte et dâun ensemble de moyens mobilisĂ©s, Ă tenter de retrouver son sens profond Ă partir de la mĂ©moire quâon en a. Comment concrĂštement fait-on ? Quelle mĂ©thode Freud prĂ©conise-t-il pour arriver Ă dĂ©crypter nos productions oniriques les plus dĂ©concertantes ?
II. La mĂ©thode dâinterprĂ©tation du rĂȘve
A. Théorie.
1) Le travail de censure
Les rĂȘves Ă interprĂ©ter sont ceux qui mettent en scĂšne des dĂ©sirs inconscients dont la satisfaction reste cachĂ©e pour protĂ©ger notre Ă©quilibre. Dans ces productions oniriques, notre psychisme dissimule la prĂ©sence de pulsions perturbatrices. Dans cette censure que Freud nomme le travail du rĂȘve, diverses opĂ©rations interviennent. Par exemple, un rĂȘve peut transformer une information trop dĂ©stabilisante en un Ă©lĂ©ment symbolique : câest le cas de bien des aspects sexuels qui arrivent Ă la conscience sous une forme ainsi moins explicite. Par exemple, le sexe masculin prend la forme dâune bougie ou du cou dâun cygne. A cĂŽtĂ© de la symbolisation, deux autres opĂ©rations contribuent Ă brouiller les pistes du rĂȘveur. Dâabord la condensation oĂč diverses scĂšnes, personnes ou lieux sont mĂȘlĂ©s. Il nâest pas rare dans un rĂȘve de passer magiquement dâun endroit Ă un autre trĂšs Ă©loignĂ©, dâune Ă©poque Ă une autre, parfois dâune personnalitĂ© Ă une autre. Freud met lâaccent aussi sur le dĂ©placement qui consiste pour un sentiment ou pour une rĂ©action dâĂȘtre changĂ© de place dans lâagencement dâune scĂšne. Câest ainsi que la colĂšre peut sâexprimer violemment contre une personne qui nâen est pas la cause alors que lâindividu qui mĂ©riterait quâon lui souffle dans les bronches est Ă©pargnĂ©. Si dans notre souvenir, notre animositĂ© a Ă©tĂ© dĂ©placĂ©e, câest souvent que la personne qui nous a indignĂ©s est une personne dâautoritĂ© que notre conscience ne trouverait pas biensĂ©ant dâagresser.
2) Codage et décodage.
Le travail dâinterprĂ©tation doit dâabord sâappuyer sur les opĂ©rations qui ont conduit Ă coder et Ă transformer le contenu du rĂȘve pour quâil devienne inoffensif dans la rĂ©ception quâon en a. InterprĂ©ter, câest donc dĂ©coder le rĂȘve Ă lâaide de toutes ces opĂ©rations complexes - la symbolisation, la condensation et le dĂ©placement - qui ont permis dâen cacher la portĂ©e rĂ©elle. Rien de scandaleux Ă cette censure car câest chose, disons, normale, que de protĂ©ger le psychisme de dĂ©sirs perturbateurs.
B. La pratique.
1) Une objection ?
Faudrait-il alors sâinterdire dâinterprĂ©ter ces rĂȘves qui pourraient ĂȘtre dĂ©stabilisants ? Rappelons dâabord que Freud a toujours mis en garde contre une diabolisation de lâinconscient qui consiste Ă se le reprĂ©senter comme une sorte de boite de Pandore dont sortiraient essentiellement des pulsions nĂ©fastes. La rĂ©alitĂ© est souvent dâune plus grande banalitĂ© et finalement, inoffensive. Ensuite quand le souvenir dâun rĂȘve dâadulte affleure Ă notre conscience, câest une invitation Ă y aller voir de plus prĂšs pour mieux comprendre ce qui se trame en nous. Il suffit de prendre un exemple dâinterprĂ©tation de rĂȘve pour sâen persuader.
2) Un exemple.
a) Le contenu manifeste
Dans son ouvrage, Sur le rĂȘve, Freud donne un exemple : « Une jeune fille rĂȘve que le second enfant de sa sĆur vient de mourir et quâelle se trouve devant le cercueil exactement comme elle sâest trouvĂ©e, quelques annĂ©es auparavant, devant celui du premier-nĂ© de la mĂȘme famille. Ce spectacle ne lui inspire pas le moindre chagrin. »[i]
Câest lĂ un rĂȘve dâadulte dĂ©concertant et culpabilisant. On sent bien que le souvenir du rĂȘve ne donne pas le sens vĂ©ritable. Freud prĂ©cise :
« La jeune fille se refuse naturellement Ă voir interprĂ©ter son rĂȘve dans le sens dâun dĂ©sir secret et agressif â prĂ©cisons-le : elle nâa rien contre son neveu dont elle ne souhaite Ă©videmment pas la mort. Ni apparemment contre sa sĆur qui a dĂ©jĂ perdu son premier enfant.
b) La mĂ©thode dâassociation libre des idĂ©es.
Pour en savoir plus et obtenir des Ă©lĂ©ments qui vont permettre de dĂ©coder ce rĂȘve, Freud utilise la mĂ©thode dâassociation libre des idĂ©es grĂące Ă laquelle il a obtenu dĂ©jĂ quelques succĂšs en psychothĂ©rapie. ConcrĂštement, il demande Ă la patiente de prĂ©ciser tout ce qui lui vient Ă la tĂȘte Ă lâĂ©vocation de ce rĂȘve, sans rien Ă©carter, mĂȘme si cela ne semble rien Ă voir. Cette mĂ©thode a apportĂ© quelques Ă©lĂ©ments Ă©clairants que Freud rĂ©sume ainsi :
« «(âŠ) il y a ceci quâauprĂšs du cercueil du premier enfant, elle sâest rencontrĂ©e avec lâhomme quâelle aime; elle lui a parlĂ©; depuis ce moment, elle ne lâa plus jamais revu. Nul doute que, si le second enfant mourait, elle rencontrerait de nouveau cet homme dans la maison de sa sĆur. Elle se rĂ©volte contre cette hypothĂšse, mais elle en souhaite ardemment la consĂ©quence, câest-Ă -dire la rencontre de lâhomme aimĂ©. Le jour qui a prĂ©cĂ©dĂ© le rĂȘve, elle avait pris une carte dâentrĂ©e pour une confĂ©rence oĂč elle espĂ©rait le voir. »
De ces faits collectĂ©s par la mĂ©thode dâassociation libre des idĂ©es et en mobilisant lâopĂ©ration psychique de dĂ©placement, Freud tire une interprĂ©tation de ce songe. Il Ă©crit :
« Le rĂȘve est donc un simple rĂȘve dâimpatience, comme il sâen produit avant un voyage, avant une soirĂ©e au thĂ©Ăątre, dans lâattente de nâimporte quel plaisir. Mais la jeune fille se dissimule Ă elle-mĂȘme son propre dĂ©sir; alors, Ă lâun des aspects trop indicatifs de la situation, il sâen substitue un autre, aussi impropre que possible Ă inspirer la joie qui persiste.»
Conclusion : Plusieurs perspectives dâinterprĂ©tation
DerriĂšre un aspect troublant, ce rĂȘve cache, Ă premiĂšre lecture, une mise en scĂšne permettant de donner satisfaction au souhait que cette femme a de revoir un homme qui lui est cher. Une autre interprĂ©tation toutefois semble possible qui permet de mieux expliquer culpabilitĂ© et dĂ©ni dâagressivitĂ© qui sâexpriment chez la jeune femme. La rivalitĂ© fraternelle entre frĂšres et sĆurs nâa pas attendu Freud pour ĂȘtre saisie et bien des mythes dans toutes les civilisations nous en parlent. Le dĂ©sir de la jeune fille nâest dĂšs lors peut-ĂȘtre pas totalement centrĂ© sur ce confĂ©rencier quâelle ne connaĂźt dâailleurs visiblement pas bien, mais aussi sur une situation qui pourrait lui apporter satisfaction en la replaçant Ă Ă©galitĂ© avec sa sĆur. Cette derniĂšre en effet a pu se marier et faire deux enfants. La femme qui rĂȘve est cĂ©libataire et sans enfant. Dans une famille traditionnelle Ă cette Ă©poque, cette situation nâest pas enviable car la jeune femme commence ainsi une carriĂšre de « vieille fille ». Ce rĂȘve ne serait-il pas une façon de retrouver une situation Ă©quilibrĂ©e avec sa sĆur ? Cette derniĂšre y perd son second enfant. Mais la jeune femme rencontre un potentiel mari. Les voilĂ de nouveau Ă Ă©galitĂ©. Ce rĂȘve exprime-t-il alors du ressentiment Ă lâĂ©gard dâune sĆur dont elle est jalouse ? Ou bien est-ce une façon dâinterroger la place dâune jeune femme Ă une Ă©poque oĂč il est assez mal vu quâelle ne trouve pas Ă faire couple et enfants ? Peut-ĂȘtre ces deux choses en mĂȘme temps. InterprĂ©ter, un rĂȘve câest considĂ©rer que les dĂ©sirs et prĂ©occupations individuels prennent source aussi dans une situation historiquement et sociologiquement dĂ©terminĂ©s
Pour un mĂȘme rĂȘve, des interprĂ©tations diffĂ©rentes, sans ĂȘtre au demeurant, contradictoires, sont donc possibles. Est-ce un dĂ©faut ou, au contraire, une richesse ? Je pencherais pour la seconde solution. En tout cas, il est important de souligner que pour Freud, le rĂȘve nâest pas simplement du cĂŽtĂ© dâune imagination qui permet de compenser, voire dâoublier, les dĂ©ceptions et frustrations du rĂ©el. Le rĂȘve est aussi du cĂŽtĂ© de lâenquĂȘte et de la recherche de soi : il constitue, comme ne cesse de le rĂ©pĂ©ter Freud, « la voie royale de lâexploration de lâinconscient ». Dans lâactivitĂ© onirique sâinventent des dispositifs qui permettent de rendre visible et dâincarner le rĂ©el de nos dĂ©sirs, mĂȘme les plus inconscients, mĂȘme les plus hĂ©sitants, mĂȘme les moins affirmĂ©s. Freud ne serait pas en dĂ©saccord, je pense, avec lâidĂ©e formulĂ©e derniĂšrement par le sociologue Bernard Lahire[ii] selon laquelle « le rĂȘve est une conversation de soi avec soi ». Si la nuit porte conseil comme on dit, nâest-ce pas parce quâelle constitue un moment de rĂ©flexion et de maturation dans lequel lâactivitĂ© onirique a tout son rĂŽle Ă jouer ?
Virgules musicales : 1. Ryuichi Sakamoto & Alva noto : « Moon » dans lâalbum INSEN (2005) 2. Boards of Canada : « Music is math » dans lâalbum Geogadi (2002)
[i]Freud : Sur le rĂȘve, chap. IX.
[ii] Bernard Lahire : LâinterprĂ©tation sociologique des rĂȘves, La dĂ©couverte, 2018.
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Lâinstant philo Dimanche 22 mai 2022
Pourquoi rĂȘvons-nous ?
Introduction
Pour les grecs, MorphĂ©e dans les bras duquel nous nous rĂ©fugions chaque nuit, est Ă la fois le dieu du sommeil et celui des songes. En effet, lorsque nous sommes assoupis nous traversons deux sĂ©quences bien distinctes. Il y a le sommeil profond oĂč nos activitĂ©s cĂ©rĂ©brales sont au plus bas, oĂč le corps sâabandonne Ă lâinertie la plus complĂšte. Le visage du dormeur nâexprime alors plus rien et on peut ĂȘtre fascinĂ© mais aussi effrayĂ© par cette façon de sâabsenter physiquement du monde qui ressemble Ă la mort. Il existe aussi le sommeil dit paradoxal â paradoxal car si on branche un Ă©lectroencĂ©phalogramme sur la tĂȘte du dormeur, on peut constater une activitĂ© cĂ©rĂ©brale intense, souvent Ă©quivalente Ă celle dâune personne bien rĂ©veillĂ©e. Cette pĂ©riode sâaccompagne aussi de mouvements du corps. Les yeux sâagitent souvent derriĂšre les paupiĂšres, lâindividu endormi change volontiers de position et peut prononcer quelques brĂšves et souvent incomprĂ©hensibles paroles. Il arrive mĂȘme quâil se redresse, se lĂšve et se transforme en somnambule. Bref lors du sommeil paradoxal, il se passe quelque chose de vraiment intrigant et câest justement le moment oĂč nous rĂȘvons.
Toutes les nuits nous rĂȘvons, mĂȘme sâil est courant que nous nâen ayons aucun souvenir. Et quand nous nous souvenons dâun rĂȘve, câest souvent avec Ă©tonnement et fascination. Le rĂȘve a ainsi de quoi nous faire spĂ©culer. On a, par le passĂ©, souvent estimĂ© que les Dieux, par son intermĂ©diaire, entraient en communication avec les humains. Les rĂȘves, revĂȘtus dâun caractĂšre sacrĂ©, Ă©taient ainsi pris trĂšs au sĂ©rieux et faisaient lâobjet de multiples interprĂ©tations. On entend toujours parler de rĂȘves prĂ©monitoires et les Ă©lucubrations sur les pouvoirs extraordinaires du rĂȘve vont bon train sur internet. Mais que penser en vĂ©ritĂ© de cette activitĂ© onirique ? Quelle est sa fonction et son sens profond ? Comment dĂ©finir le rĂȘve ? Pourquoi rĂȘvons-nous ?
I. Le rejet de la conception « mythologique ».
Le discours le plus savant et le plus cohĂ©rent que nous ayons pour lâheure sur le rĂȘve est, celui de la psychanalyse, en dĂ©pit de toutes les interrogations quâelle continue de soulever. Freud, le pĂšre fondateur de cette nouvelle psychologie, sâest intĂ©ressĂ© trĂšs tĂŽt au rĂȘve quâil considĂšre dans son premier ouvrage comme « la voie royale de lâexploration de lâinconscient »[i]. Faire lâĂ©tude de ce phĂ©nomĂšne, somme toute banal, constitue en effet Ă ses yeux un argument fort pour prouver que notre activitĂ© psychique ne se rĂ©duit pas Ă la conscience que nous en avons. Si nous voulons rĂ©pondre aux questions que nous nous posons, câest donc dâabord les analyses de Freud quâil faut prendre en considĂ©ration.
Son geste initial de scientifique en cette affaire est dâĂ©carter la reprĂ©sentation « mythologique » et irrationnelle du rĂȘve qui estime que lâactivitĂ© onirique constitue un accĂšs Ă une autre dimension du rĂ©el, souvent un monde surnaturel. On peut penser au « dream time » - ce temps du rĂȘve qui est le moment mythique au fondement de toute la conception totĂ©miste du monde des aborigĂšnes dâAustralie. Plus proches de nous, dans les monothĂ©ismes, beaucoup de relations au divin ainsi que dâannonces faites notamment Ă des prophĂštes, se dĂ©roulent lors de rĂȘves. Enfin, lĂ oĂč le culte des ancĂȘtres est pratiquĂ©, les songes sont censĂ©s permettre dâentrer en contact avec les dĂ©funts. Penser le sommeil comme un accĂšs Ă un monde diffĂ©rent a inspirĂ© aussi le cinĂ©ma fantastique. Dans Les griffes de la nuit de Wes Craven, lâhĂ©roĂŻne dĂšs quâelle sâendort, se retrouve en proie aux lacĂ©rations dâun personnage terrifiant qui incarne assez bien lâaspect autodestructeur de certaines pulsions inconscientes quand elles font retour dans la conscience.
II. Fonction et dĂ©finition du rĂȘve.
1) Pourquoi rĂȘvons-nous ?
Freud estime que toutes ces reprĂ©sentations dâun au-delĂ que lâactivitĂ© onirique permettrait dâexplorer, ne sont que des interprĂ©tations imaginaires dâune activitĂ© psychique bien rĂ©elle mais mal comprise. LĂ oĂč la vision mythologique voit dans le rĂȘve le lieu dâune rencontre avec des rĂ©alitĂ©s extĂ©rieures et surnaturelles, Freud, en scientifique quâil est, perçoit la prĂ©sence dâun pouvoir tout Ă fait naturel et intĂ©rieur Ă notre psychisme quâil nomme la « dramatisation »[ii]. De quoi sâagit-il ? La dramatisation est la capacitĂ© que nous avons de mettre en scĂšne Ă lâaide dâune production imaginaire la rĂ©alisation un dĂ©sir qui nous tient Ă cĆur. Cette fonction psychique gĂ©nĂ©rale permet de comprendre bien des Ćuvres dâimagination mais aussi et surtout le jaillissement en nous des rĂȘves. Si nous rĂȘvons la nuit, câest parce que nous mettons en scĂšne la satisfaction dâaspirations profondes que dans la journĂ©e, nous ne pouvons pas combler. Le rĂȘve est ainsi une sorte de soupape de sĂ©curitĂ© qui permet Ă la pression de nombreux dĂ©sirs non assouvis dans le quotidien de baisser et de devenir supportable. Une personne qui perdrait la possibilitĂ© de rĂȘver deviendrait folle. Loin de nous introduire dans une extension mystĂ©rieuse du rĂ©el, le rĂȘve permet de nous consoler grĂące Ă lâimaginaire de toutes les privations que le rĂ©el nous impose. On comprend mieux ainsi lâopposition entre rĂȘve et rĂ©alitĂ©.
2) Une dĂ©finition gĂ©nĂ©rale du rĂȘve.
Toutes ces prĂ©cisions autorisent Freud Ă proposer la dĂ©finition suivante : « le rĂȘve est la rĂ©alisation dâun dĂ©sir ». De fait quand on utilise lâexpression populaire, « ce serait le rĂȘve ! », dit-on autre chose ? Le rĂȘve dĂ©signe ici le bonheur, câest-Ă -dire la satisfaction dâun dĂ©sir qui nous comblerait vraiment. Et puisquâil est de maniĂšre gĂ©nĂ©rale toujours la rĂ©alisation dâun dĂ©sir sur une scĂšne imaginaire, le rĂȘve a bien un sens. Une interprĂ©tation de nos songes Ă lâaide de connaissances et dâune mĂ©thode scientifiques est envisageable qui peut permettre de saisir les dĂ©sirs bien rĂ©els et souvent inconscients qui sâagitent en nous. Une enquĂȘte peut ĂȘtre ouverte pour dĂ©couvrir quelle aspiration profonde sâexprime dans nos rĂȘves et quels fantĂŽmes oubliĂ©s de notre passĂ© viennent parfois nous hanter.
III. RĂȘve dâenfant et rĂȘve dâadulte.
1) ReprĂ©sentation matĂ©rialiste du rĂȘve
Freud sâest opposĂ© avec force aux thĂ©oriciens matĂ©rialistes de son Ă©poque qui estimaient que le rĂȘve est un Ă©piphĂ©nomĂšne sans aucun sens. Ces derniers, prenant appui sur lâaspect dĂ©cousu et absurde de la plupart de nos rĂȘves, en concluaient que ces fragments incohĂ©rents de reprĂ©sentation et dâaffects sont les produits dâune simple surchauffe de notre activitĂ© cĂ©rĂ©brale. Quand une machine a beaucoup tournĂ©, elle continue parfois quand on lâĂ©teint Ă Ă©mettre sifflements et grincements divers. Il serait incongru de tenter de saisir Ă travers ces bruits un message quâelle nous adresserait. De la mĂȘme maniĂšre quand une journĂ©e est trĂšs agitĂ©e, notre cerveau stimulĂ© est en Ă©bullition et lorsque le sommeil arrive, il produit encore en vrac images et sentiments quâon nomme « rĂȘve » dont il nây a rien Ă tirer. Pour les matĂ©rialistes, songe nâest que mensonge et un scientifique se couvrirait de ridicule sâil voulait interprĂ©ter un rĂȘve.
2) Le rĂȘve dâenfant.
Freud sâinscrit en faux contre cette thĂ©orie. Il existe, en effet, des « rĂȘves dâenfant » qui rĂ©alisent clairement pendant le sommeil un dĂ©sir conscient. Par exemple, un enfant qui adore jouer au foot avec ses camarades, doit Ă la fin dâune journĂ©e passĂ©e Ă cette saine activitĂ©, rentrer Ă la maison, prendre sa douche et son dĂźner et se coucher. Il peut certes protester mais avec la pression conjuguĂ©e des parents et de la fatigue, il finit par sâendormir. Au matin, quand il raconte son rĂȘve, on nâest pas surpris dâapprendre quâil a rĂȘvĂ© jouer au foot et quâau fond, il a pu rĂ©aliser sur la scĂšne onirique le dĂ©sir qui lui tenait Ă cĆur de satisfaire.
3) Le rĂȘve dâadulte
Lâerreur des matĂ©rialistes est dâignorer ces rĂȘves qui rĂ©alisent clairement des dĂ©sirs conscients. Les matĂ©rialistes en restent aux rĂȘves dits « dâadulte » qui sont des rĂ©alisations dĂ©guisĂ©es de dĂ©sirs inconscients. Pour Freud, on le sait, notre activitĂ© psychique est en partie inconsciente car nous avons en nous des pulsions et des aspirations que nous ne supporterions pas de voir en face. Bien des idĂ©es et des passions sont ainsi refoulĂ©es, câest-Ă -dire rejetĂ©es dans la partie inconsciente de notre psychisme en vue de protĂ©ger notre Ă©quilibre. NĂ©anmoins, ces dĂ©sirs refoulĂ©s et inconscients restent en nous et il est bon aussi pour notre Ă©quilibre, de leur concĂ©der quelques satisfactions quand ils montent en puissance et pourraient crĂ©er des tensions dommageables Ă notre santĂ© mentale. Les rĂȘves dâadulte rĂ©pondent Ă cette nĂ©cessitĂ© de mettre en scĂšne quelques actes qui apportent une satisfaction imaginaire Ă ces dĂ©sirs qui sâagitent en nous sans que nous puissions bien les identifier et qui pourraient nous tourmenter. LâactivitĂ© onirique dĂ©veloppe ainsi en nous un thĂ©Ăątre intĂ©rieur qui nous console des fortes dĂ©ceptions du quotidien, que ces derniĂšres soient conscientes ou non.
4) Le cauchemar
Mais que faire des cauchemars qui semblent contredire par leur contenu Ă©motionnel nĂ©gatif lâidĂ©e que le rĂȘve serait rĂ©alisation dâun dĂ©sir et source de bien-ĂȘtre ? Il est bon de rappeler tout dâabord que nos propres dĂ©sirs peuvent nous faire peur, produire de lâangoisse et avoir Ă©tĂ© dâailleurs refoulĂ©s pour cela. Dans les rĂȘves dâadulte habituellement la rĂ©alisation des dĂ©sirs inconscients est censurĂ©e : la conscience est alors protĂ©gĂ©e. Notre souvenir de ces rĂȘves cache tout ce qui pourrait trop nous perturber. Ce travail de dissimulation se fait en grande partie au moment oĂč nous rĂȘvons, mĂȘme si on constate avec surprise quâil arrive que les traces dâun rĂȘve qui semblaient bien imprimĂ©es sâeffacent au fur et Ă mesure que la journĂ©e avance. Les cauchemars se produisent justement quand le travail de censure ne fonctionne plus bien. Le psychisme utilise alors un autre moyen pour protĂ©ger la conscience: il brouille tout ce qui est trop explicitement dĂ©stabilisant par une montĂ©e dâangoisse qui dĂ©tourne lâattention. Si cela ne suffit pas, il ne reste plus quâĂ faire monter lâangoisse au point de rĂ©veiller le dormeur qui arrĂȘte ainsi de rĂȘver. Le cauchemar ne dĂ©roge pas Ă la dĂ©finition du rĂȘve : le cauchemar est aussi la rĂ©alisation certes mal dissimulĂ©e dâun dĂ©sir inconscient oĂč la censure nâarrivant plus Ă protĂ©ger la conscience avec ses outils habituels, fait monter lâangoisse et finit mĂȘme par stopper tout le processus en cours quand elle voit que cela dĂ©gĂ©nĂšre. La diffĂ©rence entre ces deux manifestations de la vie onirique que sont le rĂȘve et le cauchemar nâest donc pas si radicale.
Au fond, si nous rĂȘvons, câest parce que nos aspirations dĂ©passent toujours la rĂ©alitĂ© que nous vivons. Le rĂȘve peut-ĂȘtre ainsi pensĂ© comme un refuge construit dans lâimaginaire mais il est aussi ce qui nous conduit Ă transformer le rĂ©el et Ă espĂ©rer un monde meilleur.
Dans une prochaine Ă©mission, jâaborderai la question de lâinterprĂ©tation des rĂȘves en prenant le temps de dĂ©velopper quelques exemples pour illustrer le propos.
Didier Guilliomet
Virgules musicales utilisées dans cette émission :
- Un extrait de lâalbum Rubycon (1975) du groupe allemand Tangerine Dream.
- Un extrait de la chanson « Ghosts » (1981) du groupe Japan
[i] Le rĂȘve et son interprĂ©tation.
[ii] Sur le rĂȘve, chap. 3.
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Illustration : Photographies de Roman Opalka
Lâinstant philo Rupture et continuitĂ©
LâĂ©mission a Ă©tĂ© diffusĂ©e le dimanche 24 avril 2022 dans le magazine « Viva Culture » sur Ouest Track Radio.
Référence musicale : « O Superman » de Laurie Anderson : https://www.youtube.com/watch?v=Vkfpi2H8tOE
I. Analyse générale
A. Remarques introductives
DĂšs quâon veut apprĂ©hender lâĂ©volution dâune rĂ©alitĂ©, les idĂ©es de « Rupture et continuitĂ© » se prĂ©sentent assez spontanĂ©ment Ă nous. Les annĂ©es passant et sâaccumulant, on se demande : quâest-ce qui a vraiment changĂ© ? Et quâest-ce qui reste identique ? Ces notions de « Rupture et continuitĂ© » ont pour caractĂ©ristique de sâappliquer, de façon qui nous semble Ă©clairante, aux choses sur lesquelles le cours du temps a une prise et auxquelles il arrive quelque chose. Elles se prĂ©sentent ainsi comme des catĂ©gories utiles et mĂȘme indispensables pour saisir toute rĂ©alitĂ© soumise Ă la temporalitĂ©, câest-Ă -dire pour apprĂ©hender tout ce qui existe autour de nous.
Mais on sâaperçoit vite que les choses se compliquent quand on cherche Ă se servir de cette distinction. On est souvent embarrassĂ©. On sâexerce alors Ă de subtiles nuances : ainsi on juge quâil y a « rupture dans la continuitĂ© » dans certains cas. Façon de dire que ça change sans changer. Mais quand des artistes comme Bob Dylan ou David Bowie ne cessent de se rĂ©inventer tout au long de leur carriĂšre, on se risque Ă parler de continuitĂ© dans la rupture. Pas facile. On a aussi parfois lâimpression que ces catĂ©gories sont des habits trop amples ou trop Ă©troits, en tout cas, mal adaptĂ©es au corps des phĂ©nomĂšnes dont les contours se trouvent cachĂ©s ou dĂ©formĂ©s par ce qui Ă©tait censĂ© les faire mieux percevoir. Comment arriver Ă bien ajuster et adapter ces notions Ă la rĂ©alitĂ© ? Rupture et continuitĂ© forment donc un couple plus complexe et Ă©nigmatique quâon ne le pense. Aussi est-il utile de commencer par en donner une dĂ©finition plus prĂ©cise.
B. DĂ©finitions
1) La continuité.
Quand on a le sentiment que rien ne change fondamentalement pendant un laps de temps dans un domaine quelconque, on parle de continuité. Quelque chose demeure. Par opposition, dans la rupture, quelque chose meurt et disparaßt. A la suite de quoi, la nature ayant horreur du vide, autre chose apparait.
Pour autant, la continuitĂ© ne se confond pas avec lâidentitĂ©. Il y a tout de mĂȘme de la diffĂ©rence dans la continuitĂ© entre des choses qui gardent un lien si fort quâelles peuvent ĂȘtre rassemblĂ©es. Un tas de sable peut-ĂȘtre plus ou moins fourni : on peut en rajouter ou en retirer un peu : cela reste un tas de sable. Les variations constatĂ©es ne sont que quantitatives. De façon plus gĂ©nĂ©rale, Anaxagore, ce penseur prĂ©socratique du cinquiĂšme siĂšcle pouvait affirmer : « Rien ne se crĂ©e, rien ne pĂ©rit mais des choses dĂ©jĂ existantes se combinent et se sĂ©parent ». La continuitĂ© nâexclut donc pas le changement mais elle est une discontinuitĂ© de faible intensitĂ© Dans un autre domaine, la sĂ©rie de toiles de CĂ©zanne reprĂ©sentant la Montagne Sainte Victoire ou celle de la cathĂ©drale de Rouen Ă des heures diffĂ©rentes peintes par Claude Monet constituent des variations sur le mĂȘme thĂšme. Dans ces deux ensembles cohĂ©rents, aucun tableau ne tranche radicalement avec les autres : il y a donc continuitĂ©, en dĂ©pit de la diversitĂ© des Ćuvres.
2) La rupture.
Comment dĂ©finir la rupture ? Tout dâabord, elle nâest pas une simple suspension temporaire de lâordre habituel. On a ainsi envisagĂ© un temps la pĂ©riode de pandĂ©mie et de confinement que nous avons traversĂ©e comme ce qui allait produire un monde dâaprĂšs trĂšs diffĂ©rent. Il y a bien eu alors interruption dâun ordre du monde du fait de lâinterfĂ©rence perturbatrice de lâĂ©pidĂ©mie. Mais pas disruption â pour employer un terme Ă la mode. Le cours des choses a malheureusement continuĂ© comme avant. Une simple parenthĂšse nâest pas une rupture. Car cette derniĂšre consiste Ă mettre un point final, Ă tourner la page et parfois Ă Ă©crire un nouveau chapitre.
Une rupture renvoie Ă du disruptif, câest-Ă -dire Ă un Ă©vĂ©nement qui change tout dans un domaine. Câest un bouleversement profond qui fait quâil y a un avant et un aprĂšs. Rupture, brisure, cassure : ces termes vont ensemble. Mais la rupture nâa pas quâun versant nĂ©gatif : elle peut ĂȘtre aussi une destruction crĂ©atrice â pour reprendre lâexpression de lâĂ©conomiste Joseph Schumpeter. Avec la rĂ©volution française, lâancien rĂ©gime tombe mais la RĂ©publique est posĂ©e sur les fonts baptismaux. On change dâĂ©poque avec lâavĂšnement dâune organisation nouvelle du politique. Toute rupture ne constitue pas cependant un progrĂšs. Rompre avec le passĂ© peut conduire Ă une rĂ©gression comme le montrent la prise de pouvoir des nazis en Allemagne en 1933 ou encore le changement climatique dont nous commençons Ă sentir les effets dĂ©lĂ©tĂšres.
Lâexemple du tas de sable montre quâune rupture peut aussi ĂȘtre jugĂ©e neutre dans la mesure oĂč elle nâimpacte pas la vie des humains. Si jâĂ©vacue progressivement tout le sable, le tas disparaĂźt. On a fait place nette. On est passĂ© Ă autre chose. Inversement, si on ajoute des tonnes et des tonnes de sable, ce nâest bientĂŽt plus un tas mais une montagne. La diffĂ©rence de quantitĂ© peut produite une diffĂ©rence de nature. Il y a des effets de seuil.
Dans tous les cas, la rupture est un saut qualitatif : le passage dâune rĂ©alitĂ© Ă une autre. Et ce toujours dans un domaine prĂ©cis car il reste un fond dâidentitĂ© dans la rupture. La rupture a lieu, en effet, entre rĂ©alitĂ©s qui font partie dâun mĂȘme ensemble. Sinon, on ne parle plus de rupture mais de choses qui nâont plus rien Ă voir entre elles. La rĂ©volution ne change rien Ă un tas de sable. Et la disparition de ce dernier ne constitue pas habituellement un Ă©vĂšnement politique.
En somme, par opposition Ă la continuitĂ© qui est une discontinuitĂ© de faible intensitĂ© oĂč le temps qui passe ne change pas la nature des choses, la rupture est une discontinuitĂ© de forte intensitĂ© qui signifie changement radical dans un domaine prĂ©cis.
II. Quel est le bon usage de ces notions de rupture et de continuité pour saisir le réel ?
Comment se servir judicieusement de ces catĂ©gories Ă la fois opposĂ©es et proches ? On observe deux tendances qui privilĂ©gient chacune dans lâinterprĂ©tation des phĂ©nomĂšnes une des notions Ă lâexclusion de lâautre.
A. Continuistes versus discontinuistes
Dâun cĂŽtĂ©, les gradualistes, qui ont pour reprĂ©sentant illustre Charles Darwin, estiment que la continuitĂ© est la loi dans la nature. Câest pourquoi on les nomme aussi « continuistes ». Ils se veulent rationalistes. Pour eux, il nây a pas de crĂ©ation spontanĂ©e, imprĂ©visible et inexplicable. La nature ne fait pas de saut en dĂ©pit des changements quâon y constate et elle ne supporte donc aucune rupture. « Rien se perd, rien ne se crĂ©e, tout se transforme », telle est la formule proche de celle dâAnaxagore que lâon utilise habituellement pour prĂ©senter le principe de conservation des masses dans le changement dâĂ©tat de la matiĂšre formulĂ© par Lavoisier au XVIIIĂšme siĂšcle. DĂ©terministes, Les continuistes sâefforcent de dĂ©gagent les chaĂźnes causales qui relient clairement le prĂ©sent au passĂ© dont il provientâ ce qui semble raisonnable du point de vue scientifique.
De lâautre cĂŽtĂ©, pour les discontinuistes, il y a lieu de parler de ruptures et de crĂ©ation dans la marche du monde quâils jugent imprĂ©visible. Ils sont trĂšs attentifs et sensibles dans tous les domaines Ă ce qui est inĂ©dit et nouveau. Le palĂ©ontologue et biologiste Stephen Jay Gould, dans sa thĂ©orie des Ă©quilibres ponctuĂ©s, avance contre Darwin, avec de sĂ©rieux arguments, que les transitions Ă©volutives se font brutalement et non graduellement. Dans lâHistoire, les discontinuistes mettent lâaccent sur lâĂ©vĂšnement qui change tout et fait bifurquer lâhumanitĂ© dans une autre direction alors que les continuistes, Ă la maniĂšre de Fernand Braudel et des reprĂ©sentants de lâĂ©cole des annales, estiment que lâĂ©vĂšnement historique nâest que lâaspect plus visible de lames de fond souterraines qui sâinscrivent dans un temps long. Les continuistes portent, en effet, IntĂ©rĂȘt aux invariants. Ainsi derriĂšre lâURSS, De Gaulle voyait la persistance dâune nation - la Russie - qui aurait dĂ» ĂȘtre prise davantage en considĂ©ration par ceux qui voyaient avec la fin de la guerre froide lâeffacement dĂ©finitif de ce pays sur la scĂšne internationale. Quand lâĂ©cume des Ă©vĂ©nements se dissipe, des rĂ©alitĂ©s monolithiques quâon croyait disparues, rĂ©apparaissent en effet souvent.
B. Rupture, continuité et réalité
Il est difficile de trancher dĂ©finitivement entre continuistes et discontinuistes. Qui a le bon jugement ? Celui qui discerne, non sans une pointe dâironie, derriĂšre la nouveautĂ© les vieux et classiques scĂ©narios ? Ou celui qui se plaint, souvent Ă raison, de notre tendance Ă recouvrir les couleurs de la nouveautĂ© du gris de lâancien ? Celui qui perçoit la continuitĂ© et les invariants dans les soubresauts de lâhistoire ? Ou bien celui qui est sensible Ă ce qui se prĂ©sente, parfois de façon trĂšs discrĂšte, comme une rupture par rapport Ă ce qui sâest passĂ© avant ? Parfois aucun des deux. Des fois, alternativement les deux. La pilule contraceptive, une des rĂ©volutions du vingtiĂšme siĂšcle, a produit une vraie rupture dans la condition fĂ©minine, la sexualitĂ©, et la reprĂ©sentation de la natalitĂ©. Toutefois quand elle a Ă©tĂ© autorisĂ©e en France avec la loi « Neuwirth » de 1967, elle a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ©e comme la suite du mouvement dâĂ©mancipation des femmes en France qui leur a donnĂ© le droit de vote aprĂšs la seconde guerre mondiale, le prolongement aussi dâune politique nataliste qui prend en considĂ©ration les bonnes conditions de vie de lâenfant et la santĂ© des femmes pour laquelle des enfantements successifs peuvent ĂȘtre dangereux. Claude de France, la premiĂšre Ă©pouse de François 1er, est morte Ă 24 ans, Ă©puisĂ©e par sept accouchements successifs.
Toute la question est de bien accorder nos jugements avec le domaine de rĂ©alitĂ© quâon apprĂ©hende et dâajuster nos grilles de lecture au corps des phĂ©nomĂšnes. Car si rupture et continuitĂ© sont des notions pertinentes, câest quâil y a une qualitĂ© mixte du rĂ©el qui correspond Ă ces deux notions. Bergson Ă©crit dans La pensĂ©e et le mouvant[i] :« Câest justement cette continuitĂ© indivisible de changement qui constitue la durĂ©e vraie (âŠ) la rĂ©alitĂ© est la mobilitĂ© mĂȘme ».
Pour Bergson, la rĂ©alitĂ© est le temps lui-mĂȘme qui unit continuitĂ© et changement profond. Ce nâest pas par hasard quâil a intitulĂ© un de ses ouvrages majeurs : LâĂ©volution crĂ©atrice. Tout est en mouvement. On ne se baigne jamais deux fois dans le mĂȘme fleuve. LâimmobilitĂ© nâest que de la mobilitĂ© qui se cache. De la mĂȘme façon, toute continuitĂ© dissimule par la lenteur et la faible intensitĂ© qui la caractĂ©rise, une rupture qui se prĂ©pare et une nouveautĂ© qui prend forme. De mĂȘme que nous avons besoin de distinguer ce qui est immobile de ce qui est mobile pour nous guider dans nos actions et y voir clair dans ce qui nous entoure, nous avons besoin de distinguer continuitĂ© et rupture, mĂȘme si cette derniĂšre met Ă nu brutalement lâĂ©volution crĂ©atrice incessante. Il faut rompre selon Bergson avec une vision manichĂ©enne qui opposerait complĂ©tement rupture et continuitĂ© car, bien quâil soit utile quâon les distingue, elles conservent un lien profond. Pour lui, rien se perd, tout se transforme, tout Ă©volue en crĂ©ant continument du nouveau, parfois de façon discrĂšte et imperceptible, dâautre fois de maniĂšre plus spectaculaire.
Pour comprendre la rĂ©alitĂ© Ă lâaide des catĂ©gories de rupture et de continuitĂ©, il nous semble utile en guise de conclusion, de nous tourner vers cette bipĂ©die que Darwin a Ă©tudiĂ©e avec passion. La marche du monde en effet nâest possible que grĂące Ă deux jambes, lâune est posĂ©e, stable, sur le sol du passĂ©, lâautre sâĂ©lance aventureusement dans les airs, en dĂ©sĂ©quilibre, cherchant devant elle un point appui pour nous faire avancer et nous placer dans une situation future qui peut ĂȘtre complĂ©tement nouvelle. Ceux qui ne se servent que dâune des catĂ©gories, pensent que la rĂ©alitĂ© est unijambiste ⊠mais ça ne marche pas !
[i] La pensée et le mouvant : Chap. V. La perception du changement
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Lâinstant philo Economie et Ă©cologie Emission du dimanche 27 mars 2022
Introduction
« Economie et Ă©cologie » : ces deux termes sont trĂšs proches. « Eco » vient du grec Oikos qui signifie la maison ou lâhabitat. Nomos qui a donnĂ© en français « nomie » dĂ©signe la loi ou la gestion. LâĂ©conomie, en ce sens, est la bonne administration ou gestion de la maison. LâĂ©cologie, elle, est littĂ©ralement lâĂ©tude ou la science (du grec Logos) de notre milieu de vie.
Cette proximitĂ© nâa pas empĂȘchĂ© Ă©conomie et Ă©cologie de prendre des chemins diffĂ©rents. Et mĂȘme de rentrer violemment en conflit lâune avec lâautre. LâĂ©cologie, sâappuyant sur des donnĂ©es scientifiques, lutte pour promouvoir ce qui permettrait de protĂ©ger notre maison commune - la terre. LâĂ©cologie vise ainsi cette saine administration de notre habitat dont notre systĂšme Ă©conomique actuel sâest dĂ©tournĂ© en poursuivant inexorablement sa marche, au nom de la croissance, vers une dĂ©gradation de plus en plus dangereuse des conditions de vie sur notre planĂšte.
On pourrait pourtant se donner les moyens dâavoir une gestion de notre maison commune respectueuse dâun Ă©quilibre favorable Ă lâensemble des vivants. Mais pour rĂ©concilier Ă©conomie et Ă©cologie, ces deux sĆurs devenues ennemies, il y a une vraie rĂ©volution Ă faire â Ă commencer dans notre reprĂ©sentation des choses. Dans cette Ă©mission, Ă partir dâun abĂ©cĂ©daire constituĂ© de trois entrĂ©es : « bien-ĂȘtre », « pouvoir dâachat » et « dĂ©croissance », nous aimerions interroger justement le rapport entre Ă©conomie et Ă©cologie et ouvrir ainsi quelques pistes de rĂ©flexion. Nous avons eu lâoccasion, Ă lâinvitation de Jean-Luc Guyon-Firmin du service culturel de Montivilliers, dâaborder ces points lors dâune sĂ©ance de lâuniversitĂ© populaire consacrĂ©e Ă la transition Ă©cologique. Cette Ă©mission reprend dans une large mesure les enregistrements effectuĂ©s lors de cette universitĂ© populaire dont les activitĂ©s continuent jusquâen juin prochain[i].
Le bien-ĂȘtreCâest un sentiment de satisfaction Ă la fois matĂ©rielle et morale. Proche ainsi du bonheur qui est toutefois une satisfaction sur une durĂ©e plus consĂ©quente de nos dĂ©sirs principaux. Le bien-ĂȘtre ne se dĂ©finit pas seulement par un bon niveau de revenu et un bon pouvoir dâachat. Certains Ă©conomistes le dĂ©finissent parfois Ă lâaide du P.I.B. â indicateur du bien-ĂȘtre dans un pays. Le bien ĂȘtre va plutĂŽt avec le bien-vivre dont se prĂ©occupe lâĂ©thique. Jâaime bien rappeler Ă ce sujet la dĂ©finition que donne le philosophe Paul RicĆur : lâĂ©thique est le souhait dâune vie accomplie avec et pour les autres dans des institutions justes »[ii]. Il faut le rappeler â tant il est vrai quâon lâoublie souvent - lâhumanitĂ© depuis le dĂ©but de lâĂšre industrielle a connu une pĂ©riode dâabondance et dâamĂ©lioration des conditions matĂ©rielles dâexistence tout Ă fait exceptionnelle. Lâexploitation Ă peu de frais de nouvelles sources dâĂ©nergie â dont le pĂ©trole â a donnĂ© un coup dâaccĂ©lĂ©rateur Ă tout ce processus. Il y a eu des progrĂšs inĂ©dits dans la rĂ©partition et la qualitĂ© des soins mĂ©dicaux, des avancĂ©es incroyables dans toutes les techniques de productions industrielles et agricoles avec une science qui sâest dĂ©veloppĂ©e Ă une rapiditĂ© jamais vue. Un citoyen dâun pays dĂ©veloppĂ© ayant un revenu moyen dĂ©tient dorĂ©navant un pouvoir dâachat qui lui donne accĂšs Ă un luxe auquel aucun Roi de France en exercice ne pouvait accĂ©der : eau et chauffage Ă disposition, nourriture variĂ©e venant du monde entier, mĂ©decine efficace, possibilitĂ© de communiquer sans dĂ©lai Ă peu de frais avec le monde entier, moyen de transport inouĂŻ qui permet de nous transporter Ă une vitesse hallucinante Ă lâautre bout du monde. Nous sommes les enfants gĂątĂ©s de lâhistoire. Et comme câest souvent le cas des enfants gĂątĂ©s, nous ne sommes pas vraiment conscients de la chance que nous avons. Nous sommes devenus si habituĂ©s Ă avoir Ă disposition une vĂ©ritable caverne dâAli Baba que mĂȘme la perspective du dĂ©rĂšglement, voire de lâeffondrement du systĂšme ne nous dĂ©tourne pas dâun plaisir dont nous sommes devenus « accro ». DĂšs quâil sâagit dâenvisager la nĂ©cessitĂ© dâun changement profond de notre mode de vie, on tombe souvent dans lâĂ©co-anxiĂ©tĂ© â bref dans un mal-ĂȘtre profond. Comment faire son deuil de cette abondance exceptionnelle ? Il ne sâagit pas de rester accrochĂ© Ă une vision dĂ©passĂ©e et sommaire du bien-ĂȘtre de lâhumanitĂ©. Croit-on sĂ©rieusement que les modĂšles de vie qui ont Ă©tĂ© portĂ©s par les sociĂ©tĂ©s de consommation sont les meilleurs ? Et que ce serait malheur absolu de les abandonner ?
Le pouvoir dâachat.Les Ă©conomistes dĂ©finissent « le pouvoir d'achat par la quantitĂ© de biens et de services que l'on peut sâacheter grĂące Ă ses revenus ou ressources effectives (salaire, prestation sociale et familiale, capital). Son Ă©volution est liĂ©e principalement pour les personnes Ă celles des prix et des salaires. C'est ainsi que, si les prix augmentent dans un environnement oĂč les salaires sont constants, le pouvoir d'achat diminue alors que si la hausse des salaires est supĂ©rieure Ă celle des prix, le pouvoir d'achat augmente.
Une telle dĂ©finition est nĂ©cessaire pour Ă©valuer la richesse et la pauvretĂ© au sein dâune sociĂ©tĂ© mais cette estimation est liĂ©e Ă la capacitĂ© de consommer â dâacheter des biens qui ne sont pas nĂ©cessairement ceux de premiĂšre nĂ©cessitĂ©. Productivisme, croissance, pouvoir dâachat et sociĂ©tĂ© de consommation sont ainsi associĂ©s. Dâaucuns pour prendre le contre-pied de cette idĂ©ologie implicite du pouvoir dâachat parle du « pouvoir de non achat » qui va avec une certaine autonomie productive axĂ© sur le local, ou avec de structure qui cherchent Ă ĂȘtre autarciques pour rompre avec une dĂ©pendance complĂšte Ă un marchĂ© de plus en plus mondialisĂ©
Soulignons que le pouvoir dâachat actuel de bien des hommes sur terre ouvre Ă une quantitĂ© de biens et de services qui ont Ă©tĂ© pendant longtemps dans lâhistoire inimaginables. Difficile de faire son deuil de cela. Ensuite, avec la transition Ă©cologique et une dĂ©croissance productive nĂ©cessaire, la question sociale de la rĂ©duction gĂ©nĂ©rale du pouvoir dâachat va se poser. On voit dĂ©jĂ que la hausse des carburants par exemple peut conduire Ă des rĂ©actions vives â quâon pense aux gilets jaunes en France ou rĂ©voltes dans certains pays (en janvier au Kazakhstan). Pas Ă©tonnant que dans la campagne Ă©lectorale actuelle, le sujet soit central et trĂšs sensible car bien des mĂ©nages, en dĂ©pit de la richesse gĂ©nĂ©rale du pays, ont du mal Ă boucler leur budget. Le seuil de pauvretĂ© est fixĂ© par convention Ă 60 % du niveau de vie mĂ©dian de la population. Il correspond Ă un revenu disponible de 1 102 euros par mois pour une personne vivant seule et de 2 314 euros pour un couple avec deux enfants ĂągĂ©s de moins de 14 ans. Les 9,3 millions auxquels on aboutit avec ces critĂšres reprĂ©sentent 14,8% de l'ensemble de la population française en 2021. Selon l'Insee d'ailleurs, ce taux de pauvretĂ© monĂ©taire est Ă son niveau le plus Ă©levĂ© depuis 20 ans dans notre pays
Bien des penseurs de Platon Ă Marx en passant par Rousseau ont dĂ©noncĂ© les effets nĂ©gatifs de revenus trop inĂ©gaux. Une sociĂ©tĂ© oĂč il y a des trĂšs riches et/ou des trĂšs pauvres est fragilisĂ©e. En France, on a de plus en plus de milliardaires mais aussi 4 millions de personnes qui sont trĂšs prĂ©caires. La trĂšs grande richesse pose divers problĂšmes car elle donne un pouvoir trop considĂ©rable Ă quelques citoyens qui peuvent ĂȘtre tentĂ©s de faire la loi. La trĂšs grande pauvretĂ© dĂ©jĂ scandaleuse et mauvaise en soi, peut aussi conduire Ă des rĂ©voltes et des troubles de lâordre public. Il semble donc nĂ©cessaire de rĂ©Ă©quilibrer les revenus de tous. Une rĂ©flexion sur la transition Ă©cologique sâaccompagne ainsi souvent par exemple de considĂ©rations sur le revenu minimum â ce que les dĂ©croissants appelle la dotation inconditionnelle dâautonomie. Mais aussi sur un systĂšme dâimposition plus efficace pour rĂ©duire la caste des trĂšs riches dont ces derniers temps les Pandora papers (chiffre estimĂ© Ă 11 300 milliards dâĂ©vasion fiscale !!!) ont montrĂ© chez certains, le peu de sens civique et de solidaritĂ©. Dans les deux cas, lâintervention de lâEtat est essentielle.
La dĂ©croissanceSâil y a bien une notion indispensable pour rĂ©concilier Ă©conomie et Ă©cologie, câest bien celle de dĂ©croissance. Au dĂ©but du dix-neuviĂšme siĂšcle, Jean-Baptiste Say[iii] a posĂ© le dogme essentiel de nos doctrines Ă©conomiques : celui de la croissance censĂ©e ĂȘtre le vecteur dâun progrĂšs illimitĂ© du bien-ĂȘtre humain. Il supposait que les ressources sur terre Ă©taient illimitĂ©es et que mĂšre nature pouvait sans problĂšme, supporter lâensemble des consĂ©quences de notre pĂ©tulante activitĂ© industrielle et agricole. Double erreur : la planĂšte souffre gravement des dĂ©gĂąts parfois irrĂ©mĂ©diables liĂ©s Ă notre productivisme et les ressources terrestres ne sont pas inĂ©puisables. Il faut rompre avec le mythe dâune croissance illimitĂ©e et heureuse. La dĂ©croissance se prĂ©sente comme la perspective Ă©conomique alternative. Elle se distingue de la rĂ©cession, phĂ©nomĂšne subi, symbole de malheur, de plus grande pauvretĂ© et de difficultĂ©s existentielles principalement pour les plus dĂ©munis. «A lâinverse, La dĂ©croissance pour lâĂ©conomiste et anthropologue Jason Hickel[iv], relĂšve dâune dĂ©cision politique dont les visĂ©es sont positives. En effet, pour Hickel, « la dĂ©croissance est une rĂ©duction planifiĂ©e de lâutilisation de lâĂ©nergie et des ressources visant Ă rĂ©tablir lâĂ©quilibre entre lâĂ©conomie et le monde du vivant de maniĂšre Ă rĂ©duire les inĂ©galitĂ©s et amĂ©liorer le bien-ĂȘtre de lâhomme. »
La dĂ©croissance a donc pour premier objectif de rĂ©concilier Ă©conomie et Ă©cologie en rĂ©tablissant « lâĂ©quilibre entre lâĂ©conomie et le monde du vivant ». Pour cela, la planification, dispositif politique qui fut si utile en France pour reconstruire le pays aprĂšs la seconde guerre mondiale, est mobilisĂ©e pour arriver Ă une « rĂ©duction de lâutilisation de lâĂ©nergie et des ressources ». Un tel changement de modĂšle Ă©conomique est indispensable pour maintenir des conditions satisfaisantes de vie sur terre. Une politique sociale accompagne cette transformation du systĂšme productif â les dĂ©croissants proposent notamment en France lâidĂ©e dâune dotation inconditionnelle dâautonomie quâil sâagit de coupler avec un impĂŽt pour que tout le monde contribue selon ses moyens Ă la transition Ă©cologique. Enfin, lâidĂ©e, contrairement Ă ce qui se passe dans la rĂ©cession, est dâarriver Ă amĂ©liorer le bien-ĂȘtre des hommes. Moins de biens certes mais plus de liens. Moins dâartificielle prospĂ©ritĂ© mais plus de vraie solidaritĂ©.
On peut ainsi perdre notre statut dâenfant gĂątĂ© de lâhistoire, sans que ce soit une catastrophe. On peut mĂȘme aller plus loin : câest prĂ©cisĂ©ment en nous dĂ©faisant de nos habitudes dâenfants gĂątĂ©s que nous Ă©viterons la catastrophe. A condition toutefois quâon devienne des adultes responsables et soucieux de la qualitĂ© de vie de tous â y compris des gĂ©nĂ©rations futures et de tous les vivants avec lesquels nous partageons notre planĂšte Terre.
Virgule musicale : David Sylvian : « I surrender » tirĂ© de lâalbum : Dead Bees On A Cake 1999.
[i] https://www.ville-montivilliers.fr/actualites/19740-4/
[ii] Paul RicĆur : Soi-mĂȘme comme un autre. 1990.
[iii] Jean-Baptiste Say : TraitĂ© dâĂ©conomie politique, 1803
[iv] Jason Hickel : Less is more. How degrowth will save the world, London Penguin randome house, 2021
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La méditation : mode de pensée ou mode de vie ? par Emma Bartel
Emission du dimanche 27 février 2022
Emma Bartel, ancienne Ă©lĂšve du lycĂ©e François 1er au Havre, est actuellement doctorante Ă Sorbonne UniversitĂ© et enseigne Ă lâUniversitĂ© de Paris. Sa thĂšse porte sur les femmes et lâart de la mĂ©ditation au 17Ăšme siĂšcle en Angleterre.
Les virgules musicales sont des compositions de Eydis Evensen que cette derniĂšre interprĂšte en concert.
https://www.youtube.com/watch?v=MhY7mVCIU6Q
Les titres des morceaux dans leur ordre de diffusion dans l'Ă©mission
- Dagdraumur
- Wandering I
- Fyrir Mikael
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« Lâinstant philo » Dimanche 30 janvier 2022
LâĂ©cologie entre peur, ennui et espoir
Introduction
Le mois de janvier qui sâachĂšve est traditionnellement le moment oĂč nous Ă©changeons des vĆux et souhaitons Ă notre entourage le meilleur pour la nouvelle annĂ©e qui commence. Câest lâoccasion souvent de resserrer quelques liens. Mais aprĂšs avoir traversĂ© les turbulences dues Ă la pandĂ©mie mondiale et dans la perspective du « nouveau rĂ©gime climatique » dont les effets nĂ©gatifs se font dĂ©jĂ sentir, ces vĆux sonnent un peu faux. Sommes-nous crĂ©dibles quand nous souhaitons aux autres un bel avenir ? Certes, et câest une bonne nouvelle, une vraie prise de conscience a bien eu lieu. Pourtant comme le remarquent Bruno Latour et Nicolaj Schultz[i], deux penseurs trĂšs engagĂ©s dans la transition Ă©cologique : « pour le moment lâĂ©cologie politique rĂ©ussit lâexploit de paniquer les esprits et de les faire bailler dâennui.».
Comment expliquer cette situation aussi paradoxale que dĂ©solante ? Quâest-ce qui permettrait Ă un projet Ă©cologiste dâĂ©viter le double Ă©cueil de la peur qui paralyse et du discours qui est inaudible ? AssurĂ©ment la capacitĂ© de dĂ©gager des perspectives constructives et positives. Aucune sociĂ©tĂ© humaine ne peut, en effet, se dispenser dâentretenir de lâespoir. Mais quelles sont-elles ces perspectives qui pourraient contrebalancer en partie le diagnostic inquiĂ©tant que nous faisons de la situation sur terre et les pronostics sombres qui concernent notre avenir, notamment ceux du G.I.E.C.? En somme, comment passer du dĂ©senchantement, voire du catastrophisme, Ă un projet stimulant que lâhumanitĂ© puisse appeler de ses vĆux â notamment du nouvel an !
Pourquoi le discours Ă©cologiste semble-t-il trop souvent inaudible ?
DĂ©ni de rĂ©alitĂ©Pourquoi le discours Ă©cologiste a-t-il parfois tant de mal Ă ĂȘtre entendu ?DĂ©ni et rejet mĂȘlĂ© dâironie restent, il est vrai, courants face Ă lâavenir que le discours Ă©cologique annonce. Câest le thĂšme du film dâAdam McKay Donât look up qui remporte un vrai succĂšs en ce moment. Une personnalitĂ© emblĂ©matique de lâĂ©cologie, Greta Thunberg qui dĂ©nonce les malheurs sans toujours ĂȘtre prise bien au sĂ©rieux est ainsi un peu notre Cassandre. Pourtant, contrairement au personnage de la tragĂ©die grecque, la jeune militante Ă©cologiste nâest pas dans la prophĂ©tie : elle sâappuie sur des prĂ©visions scientifiquement fondĂ©es.
DĂ©rive religieuse ?Alain Badiou dĂ©nonce aussi une dĂ©rive qui retire du crĂ©dit Ă certains Ă©cologistes. Adorateurs de la dĂ©esse Terre rebaptisĂ©e GaĂŻa, certains sont des prĂȘcheurs qui invitent leurs fidĂšles Ă faire le bien, « Ă ne plus manger de viande, Ă chasser les chasseurs ou Ă ne circuler quâĂ bicyclette, ou Ă produire dans son petit jardin des Ă©pinards mĂ©taphysiquement bio. ». Tout en Ă©tant bien complaisants, note Badiou, Ă lâĂ©gard des classes dominantes et des idĂ©ologies de droite[ii]. Il reproche ainsi Ă Greta Thunberg dâavoir dĂ©clarĂ© quâil ne faut pas sâattaquer au capitalisme parce que cela divise.[iii] Il lui donne sans bienveillance le sobriquet de « petite sainte de lâĂ©cologie », car elle illustre, selon lui, une « dĂ©sorientation clĂ©ricale[iv] » de ces verts « que la question de la propriĂ©tĂ© privĂ©e et du communisme laissent indiffĂ©rents » mais qui aiment Ă sermonner et Ă culpabiliser leurs interlocuteurs. Comme chez tout militant, il peut y avoir des excĂšs mais ne faut-il pas distinguer dâune part, les analyses de la situation actuelle dans laquelle notre modĂšle Ă©conomique doit ĂȘtre mis en cause, de la façon, dâautre part, de faire naĂźtre une prise de conscience chez des citoyens quâun discours immĂ©diatement anticapitaliste pourrait braquer ? En tout cas, le dĂ©calage entre la gravitĂ© de la situation et le peu de force mobilisatrice du discours Ă©cologiste ne sâexplique pas principalement, je crois, par cette dĂ©rive superstitieuse que Badiou signale.
Un deuil difficile Ă faireIl y a un Ă©lĂ©ment dont il faut tenir compte : lâhumanitĂ© depuis le dĂ©but de lâĂšre industrielle a connu une pĂ©riode dâabondance et dâamĂ©lioration des conditions matĂ©rielles dâexistence tout Ă fait exceptionnelle. Et lâexploitation Ă peu de frais de nouvelles sources dâĂ©nergie â dont le pĂ©trole â a donnĂ© un coup dâaccĂ©lĂ©rateur Ă tout ce processus. Il y a eu des progrĂšs inĂ©dits dans la rĂ©partition et la qualitĂ© des soins mĂ©dicaux, des avancĂ©es incroyables dans toutes les techniques de productions industrielles et agricoles avec une science qui sâest dĂ©veloppĂ©e Ă une rapiditĂ© jamais vue. Un citoyen dâun pays dĂ©veloppĂ© ayant un revenu moyen dĂ©tient dorĂ©navant un pouvoir dâachat qui lui donne accĂšs Ă un luxe auquel aucun Roi de France en exercice ne pouvait accĂ©der : eau et chauffage Ă disposition, nourriture variĂ©e venant du monde entier, mĂ©decine efficace, possibilitĂ© de communiquer sans dĂ©lai Ă peu de frais avec le monde entier, moyen de transport inouĂŻ qui permet dâaller Ă une vitesse hallucinante lĂ oĂč Alexandre le Grand, Louis XIV, François 1er nâont jamais pu mettre les pieds. Nous sommes les enfants gĂątĂ©s de lâhistoire. Et comme câest souvent le cas des enfants gĂątĂ©s, nous ne sommes pas vraiment conscients de la chance que nous avons. DĂšs que nous trouvons que les choses se gĂątent, nous sommes dĂ©concertĂ©s, ennuyĂ©s, contrariĂ©s, voire dĂ©primĂ©s, peu habituĂ©s que nous sommes Ă affronter lâadversitĂ© et lâaustĂ©ritĂ©.
Pas facile de faire son deuil de cette abondance exceptionnelle. Nous y sommes habituĂ©s. Nous aspirons Ă ce que cela continue. Les grecs pour dĂ©signer ce dĂ©sir dâavoir toujours plus, parlaient de plĂ©onexie. De nos jours, un spĂ©cialiste des neurosciences[v], SĂ©bastien Bohler, estime que cette partie du cerveau placĂ©e sous le cortex, le striatum explique notre dĂ©pendance Ă la sociĂ©tĂ© de consommation dont nous savons pourtant quâelle nous conduit Ă la destruction. Une chose est certaine, nous sommes devenus si habituĂ©s Ă avoir Ă disposition une vĂ©ritable caverne dâAli Baba que mĂȘme la perspective de la mort ne nous dĂ©tourne pas dâun plaisir dont nous sommes devenus « accro ».
Ecologie et espoir.
Un discours dĂ©sespĂ©rant ?On comprend mieux pourquoi de nouveaux termes apparaissent : « Ă©co-anxiĂ©tĂ© », « solastalgie », « dĂ©pression verte » quand on se rend conscience de lâampleur de la catastrophe. Un ouvrage de Laure Noualhat intitulĂ© : "Comment rester Ă©colo sans finir dĂ©pressif ? » formule bien le problĂšme qui se pose. Le meilleur nâest-il pas derriĂšre nous ? LâĂ©poque oĂč lâon pouvait envisager lâavenir sous les couleurs du progrĂšs et du perfectionnement quasiment illimitĂ© nâest-elle pas bien morte ? Serions-nous entrĂ©s dans une pĂ©riode oĂč peu dâespoir serait permis ?
Une Ă©cologie de la responsabilitĂ© contre les philosophies de lâespoir ?La pensĂ©e Ă©cologique sâest construite dans lâopposition Ă la vision moderne du progrĂšs. Cette derniĂšre est fondĂ©e sur le postulat erronĂ© formulĂ© par lâĂ©conomiste Jean-Baptiste Say selon qui la croissance peut ĂȘtre infinie car la terre est censĂ©e offrir Ă lâinfini des ressources Ă©nergĂ©tiques et absorber sans faillir tous les effets de notre activitĂ© productiviste. On le sait : les ressources Ă©nergĂ©tiques sont Ă©videmment limitĂ©es et notre dĂ©veloppement technologique dĂ©tĂ©riore gravement lâhabitabilitĂ© de la terre. Le philosophe allemand Hans Jonas, sept ans aprĂšs le rapport du club de Rome de 1972 sur les limites de la croissance, estimait non sans raison, que « la promesse de la technique moderne sâest inversĂ©e en menace » Fort de ce constat, il appelait Ă renoncer toute utopie et lendemain qui chante. Jonas associait en effet utopie socialiste et productivisme â ce qui peut se comprendre historiquement. Il a dĂšs lors opposĂ© Le principe responsabilitĂ©[vi] â titre de son ouvrage de rĂ©fĂ©rence - au grand livre du philosophe marxiste Ernst Bloch Le principe-espĂ©rance. Lâespoir devenait persona non grata de la thĂ©orie Ă©cologiste qui prenait un ton rĂ©solument conservateur : le but est de prĂ©server la planĂšte au mieux. Il nâest plus temps de rĂȘver Ă un monde meilleur : contentons-nous de faire quâil y en ait toujours un. Enfin, pour Jonas, la peur est le seul moyen efficace pour faire rĂ©agir des ĂȘtres humains dopĂ©s Ă la consommation et Ă lâeuphorie de la modernisation. On ne peut pas en rester lĂ . Car la peur paralyse et est contre-productive notamment quand elle sâappuie sur un constat unilatĂ©ralement dĂ©sespĂ©rant comme câest le cas chez Jonas.
Comment rĂ©-enchanter le discours Ă©cologique ?Quelles solutions avons-nous pour rĂ©-enchanter les discours Ă©cologistes et les rendre plus efficaces ? Quelques pistes rĂ©centes proposĂ©es dans le monde intellectuel francophone peuvent ĂȘtre rapidement prĂ©sentĂ©es.
Alain Badiou estime que « lâĂ©cologie sera efficace quâautant quâelle se dĂ©ploiera dans un contexte communiste de contrĂŽle des dispositions productives, non par les propriĂ©taires des moyens de production et leurs serviteurs politiques (âŠ) mais par des comitĂ©s populaires situĂ©s dans les sites variĂ©s oĂč sâorganise la production (âŠ) quâelle soit agricole ou industrielle »[vii].
Bruno Latour estime dâabord quâil faut rompre avec des dĂ©signations essentiellement nĂ©gatives de lâavenir proposĂ© par lâĂ©cologie. Câest ainsi quâil prĂ©fĂšre au terme de dĂ©croissance, lâobjectif Ă©cologique dâune prospĂ©ritĂ© humaine dĂ©connectĂ©e de son caractĂšre purement financier. I y a aussi tout un travail de prĂ©paration idĂ©ologique et de conscientisation Ă faire pour que se constitue une nouvelle classe Ă©cologique qui ne se confond pas avec les classes sociales dĂ©finies par le marxisme. Il sâinscrit ainsi dans tout un mouvement critique, non seulement du libĂ©ralisme Ă©conomique mais aussi des reprĂ©sentations appauvrissante de la diffĂ©rence entre nature et culture ou encore du vivant. Il estime donc que la rĂ©flexion Ă©cologiste ne peut se confondre avec la doctrine communiste, ni se contenter des seuls outils du marxisme.
Câest le cas aussi dans une large mesure de David DjaĂŻz, lâauteur du stimulant ouvrage intitulĂ© : Le nouveau modĂšle français[viii] qui prend appui sur lâexemple de la reconstruction par un Etat planificateur et nourri dâune bonne vision de lâavenir de la France dâaprĂšs-guerre. Il milite pour un soutien massif de la puissance publique aux innovations Ă©cologiques qui se dĂ©veloppent sur le terrain. Les solutions passeront par une attention portĂ©e aux acteurs de la sociĂ©tĂ© civile qui avancent du cĂŽtĂ© du dĂ©veloppement durable et Ă tous ces signaux, mĂȘme de faible intensitĂ©, qui peuvent donner espoir en une sociĂ©tĂ© du bien-ĂȘtre quâil appelle de ses vĆux. Il dĂ©finit cette sociĂ©tĂ© du bien-ĂȘtre par opposition aux deux formes actuelles du libĂ©ralisme qui ont pour caractĂšre commun de nous conduire Ă une impasse : le libĂ©ralisme dĂ©rĂšglementĂ© des plateformes Ă lâamĂ©ricaine et le libĂ©ralisme Ă©tatiste et autoritaire que lâon trouve notamment en Chine.
Conclusion
LâintĂ©rĂȘt du propos de David DjaĂŻz est de relier politique Ă©cologique et promesse dâavenir. Lâespoir est permis. Il ne sâagit pas de rester accrochĂ© Ă une vision dĂ©passĂ©e et sommaire du bien-ĂȘtre de lâhumanitĂ© que lâon calculerait Ă lâaide du Produit IntĂ©rieur Brut, ni au mythe dâune croissance infinie apportant smartphone et soda Ă gogo ! Croit-on sĂ©rieusement que les modĂšles de comportement qui ont Ă©tĂ© portĂ©s par les sociĂ©tĂ©s de consommation sont les meilleurs ? Et que ce serait malheur absolu de les abandonner ? David DjaĂŻz estime que nous allons passer Ă une sociĂ©tĂ© oĂč il y aura moins de biens mais plus de liens. Moins de choses plus ou moins utiles qui finissent par nous encombrer sans combler le vide de nos existences. Mais plus de vraies relations humaines. Que peut-on souhaiter de mieux en ce dĂ©but dâannĂ©e que de sortir dâun monde oĂč on a de plus en plus de marchandises qui, absurdement, sâaccumulent autour de nous mais de moins en moins de liens profonds avec des ĂȘtres bien vivants ?
Didier Guilliomet
Références musicales utilisées dans cette émission :
Rover : « Aqualast » dans lâalbum Rover (2012) et « Roger Moore » dans lâalbum Eiskeller (2021)
P.J. Harvey : âTo bring you my loveâ dans lâalbum Ă©ponyme.
[i] MĂ©mo sur la nouvelle classe Ă©cologique, de Bruno Latour et Nicolaj Schultz, janvier 2022, Ă©d. Les empĂȘcheurs de penser en rond.
[ii] Remarques sur la désorientation du monde, éd. Galimard, janvier 2022
[iii] Idem
[iv] Ibidem
[v] Voir SĂ©bastien Bohler : le bug humain, pourquoi notre cerveau nous pousse Ă dĂ©truire la planĂšte et comment lâen empĂȘcher, 2019, Ă©d. R. Laffont.
[vi] Le principe-responsabilité. Une éthique pour une civilisation technologique, 1979.
[vii] Remarques sur la désorientation du monde, éd. Galimard, janvier 2022
[viii] Le nouveau modĂšle français, Allary Ă©ditions, septembre 2021. Il faut noter aussi que des publications trĂšs intĂ©ressantes nous viennent du monde anglo-saxon, avec notamment Jason Hickel : Less is More, How Degrowth Will Save the World (2020). Jason Hickel propose d'ailleurs cette belle dĂ©finition« La dĂ©croissance est une rĂ©duction planifiĂ©e de lâutilisation de lâĂ©nergie et des ressources visant Ă rĂ©tablir lâĂ©quilibre entre lâĂ©conomie et le monde du vivant, de maniĂšre Ă rĂ©duire les inĂ©galitĂ©s et Ă amĂ©liorer le bien-ĂȘtre de lâHomme. »
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La difficile perception de notre place dans le temps
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La sagesse et le sens des limites. 2. La science moderne.
Du rĂ©cit mythologique Ă lâanalyse rationnelle du mondeAutour du sixiĂšme siĂšcle avant notre Ăšre, les penseurs prĂ©socratiques ont cherchĂ© Ă rendre raison de lâunivers dans sa totalitĂ© Ă lâaide de principes accessibles Ă la raison. Pour ce faire, ils ont rompu avec cette facilitĂ© qui consiste Ă vouloir tout expliquer par les rĂ©cits mythologiques car la volontĂ© des Dieux se rĂ©vĂšle bien vite ĂȘtre lâasile de lâignorance. Les prĂ©socratiques ont ainsi fixĂ© Ă leur maniĂšre le domaine de dĂ©finition de la science. Parmi eux, des matĂ©rialistes cherchaient Ă expliquer la nature Ă lâaide dâun des quatre Ă©lĂ©ments. ThalĂšs estimait que tout provenait de lâeau. Pour HĂ©raclite, câĂ©tait le feu. Les idĂ©alistes, de leur cĂŽtĂ©, cherchaient Ă comprendre le cosmos Ă partir de principes abstraits : lâĂȘtre pour ParmĂ©nide ou le nombre pour Pythagore.
Socrate sâest appuyĂ© sur cette montĂ©e en puissance de la rationalitĂ© mais, au lieu dâavoir lâambition de rendre compte du tout de lâunivers, il sâest modestement concentrĂ© sur une nouvelle façon de dĂ©finir les notions qui nous servent Ă penser, que ce soit le courage, lâamour ou la science elle-mĂȘme. On est passĂ© ainsi dâun grand rĂ©cit censĂ© Ă©clairer le sens de lâexistence humaine Ă une analyse minutieuse qui, Ă partir dâun constat dâignorance, dĂ©veloppe ses efforts sur des concepts prĂ©cis et ambitionne de construire patiemment un savoir limitĂ© mais fondĂ© en raison. La rupture Ă©tant brutale, il nâest pas Ă©tonnant de constater que certains prĂ©socratiques ont continuĂ© Ă proposer une vision globale du monde. Le dĂ©sir dâune comprĂ©hension dâensemble, sâil ne se berce pas dâillusion, reste stimulant dans la recherche scientifique. Toutefois, lâaffirmation socratique « tout ce que je sais, câest que je ne sais rien » nous rappelle que la philosophie est dâabord un rude exercice qui suppose de faire le deuil des certitudes et dâun rassurant dĂ©jĂ -lĂ des significations.
Ce passage dâune confiance accordĂ©e aux grands rĂ©cits symboliquement structurants Ă la critique pointilleuse mais Ă©clairante de la raison sâest rejouĂ©e lors de lâapparition de la science moderne avec tout ce que cela implique de dĂ©chirements et dâespoirs, de rejet de la tradition et de changements de perspective. Câest ce moment de bascule oĂč la conscience des limites de la science mĂ©diĂ©vale a permis dâaccoucher dâune nouvelle reprĂ©sentation du monde dont nous sommes les hĂ©ritiers que nous voudrions aujourdâhui examiner.
Science moderne et conscience de lâignorance.Yuval Noah Harari dans son livre Sapiens[i] souligne lâimportance de la dĂ©couverte de lâignorance dans le dĂ©veloppement de la science moderne. Il Ă©crit :
« A trois Ă©gards critiques, la science moderne diffĂšre des traditions prĂ©cĂ©dentes en matiĂšre de savoir » Il place en premier : « Lâempressement Ă sâavouer ignorant. La science moderne repose sur le constat latin : « ignoramus », « nous ne savons pas ». Elle postule que nous ne savons pas tout. » Plus loin, il note : « la rĂ©volution scientifique a Ă©tĂ© non pas une rĂ©volution du savoir, mais avant tout une rĂ©volution de lâignorance. La grande dĂ©couverte qui lâa lancĂ©e a Ă©tĂ© que les hommes ne connaissent pas les rĂ©ponses Ă leurs questions les plus importantes. » Dans les traditions prĂ©modernes, tout Ă©tait censĂ© avoir Ă©tĂ© dĂ©jĂ dit : la seule recherche importante consistait Ă bien comprendre les rĂ©cits et les paroles transmises. Harari prĂ©cise « Les grands Dieux ou le Dieu tout puissant ou les sages du passĂ© possĂ©daient une sagesse qui embrassait tout et quâils nous ont rĂ©vĂ©lĂ©e dans les Ecritures et les traditions orales »[ii]. GalilĂ©e, en remettant en cause la cosmologie de PtolĂ©mĂ©e, hĂ©ritĂ©e en partie dâAristote et adoptĂ©e par lâEglise, souligne la faussetĂ© de cette conviction. Pendant des siĂšcles, on a cru savoir ce quâĂ©tait lâunivers or nous Ă©tions ignorants. Il faut partir de ce constat. A la mĂȘme Ă©poque, Descartes commence ainsi ses MĂ©ditations mĂ©taphysiques par un doute radical qui le place dans une ignorance complĂšte, seule situation selon lui pour retrouver ce chemin des certitudes bien fondĂ©es que la tradition scolastique a dĂ©sertĂ©. Harari ajoute : « De maniĂšre encore plus critique, elle - il parle toujours de la science moderne - accepte que ce que nous croyons savoir pourrait bien se rĂ©vĂ©ler faux avec lâacquisition de nouvelles connaissances. Il nâest pas de thĂ©orie, dâidĂ©e ou de concept sacrĂ© quâon ne puisse remettre en doute. »[iii]
Les notions mĂȘme de connaissance et de vĂ©ritĂ© ont Ă©tĂ©, en effet, retravaillĂ©es de façon dĂ©cisive notamment par le philosophe empiriste David Hume[iv] qui pourfend la tendance au dogmatisme et souligne que toute thĂ©orie qui rĂ©siste Ă lâĂ©preuve des faits est dâabord une simple hypothĂšse Ă©clairante affectĂ© dâun haut coefficient de probabilitĂ©. Dans les sciences expĂ©rimentales, lâimportant nâest pas de dĂ©clarer que la thĂ©orie est vraie une fois pour toute â ce qui est impossible Ă Ă©tablir - mais plutĂŽt de pouvoir exposer nos hypothĂšses aux tests et aux objections qui pourraient les invalider. La rĂ©futabilitĂ© devient un critĂšre essentiel en science[v].
Le second caractĂšre distinctif de la science moderne selon Harari, est, je cite : « La place centrale de lâobservation et des mathĂ©matiques. Forte de cet aveu dâignorance, la science moderne est en quĂȘte de nouvelles connaissances. Elle procĂšde en recueillant des observations et en se servant dâoutils mathĂ©matiques pour rattacher ces observations et ces thĂ©ories dâensemble. »
Bien avant Hume, Francis Bacon, lâauteur du Novum Organum[vi] et grand dĂ©fenseur de cette nouvelle science qui apparaĂźt au XVIIe siĂšcle, estime que nos doctrines proviennent de lâexpĂ©rience et sâobtiennent par une gĂ©nĂ©ralisation des cas particuliers observĂ©s. Darwin dont la thĂ©orie de lâĂ©volution est nourrie des multiples observations faites lors de ses voyages, saura rendre hommage Ă la mĂ©thode prĂŽnĂ©e par Bacon. Savoir regarder comme si on voyait les choses pour la premiĂšre fois et tirer des conclusions sans ĂȘtre arrĂȘtĂ© par des a priori est essentiel Ă la dĂ©couverte scientifique. Enfin, indĂ©niablement la formalisation mathĂ©matique des donnĂ©es a contribuĂ© Ă arriver Ă des conclusions qui sâimposent rationnellement, mĂȘme contre des convictions quâon croyait bien Ă©tablies.
Harari ajoute enfin : « La science moderne ne se contente pas de crĂ©er des thĂ©ories. Elle se sert de celles-ci pour acquĂ©rir de nouveaux pouvoirs et, notamment, mettre au point de nouvelles technologies. »[vii] Descartes lâavait bien compris qui opposait Ă la « philosophie spĂ©culative »[viii]des scolastiques, une science moderne « pratique » avec laquelle « il est possible de parvenir Ă des connaissances qui soient fort utiles Ă la vie » - en mĂ©decine et dans lâagriculture notamment.
Science moderne et sens des limites.LâefficacitĂ© de la science moderne a Ă©tĂ© prodigieuse et a dĂ©passĂ©, en un sens, les espoirs quâau XVIIe siĂšcle, les penseurs nourrissaient Ă son sujet. La couverture du Novum Organum de Bacon montrait ainsi un galion qui passait les colonnes dâHercule qui fermaient le dĂ©troit de Gibraltar pour sâĂ©lancer vers le grand large. En dessous, cette citation biblique : « Beaucoup voyageront et les connaissances seront augmentĂ©es. » Câest dans la prise de conscience des limites de la comprĂ©hension mĂ©diĂ©vale et antique du monde que la science moderne sâest ouvert un immense champ dâinvestigation. CombinĂ©e Ă la maĂźtrise de nouvelles sources dâĂ©nergie, notre science qui se prolonge en technologie a mĂȘme en deux siĂšcles complĂ©tement transformĂ© la planĂšte terrestre et fait exploser la dĂ©mographie humaine. Toutefois, nous sommes de plus en plus victimes de notre succĂšs. Le fier galion se transforme en vraie galĂšre. Aussi, vu les immenses problĂšmes notamment Ă©cologiques qui se profilent Ă lâhorizon, est-il sage dâinterroger les limites de la vision du monde qui accompagne la science moderne.
Perfection pour les anciens rimait avec le fini. LâinachevĂ© Ă©tait lâimage de lâimperfection. Pour les modernes, lâinfini est un des noms fascinants du parfait et un attribut de Dieu. En astrophysique, on est passĂ© ainsi du monde clos de PtolĂ©mĂ©e Ă lâunivers infini de GalilĂ©e[ix]. Et le progrĂšs prend la figure dâun perfectionnement du savoir, des techniques, de soi mais aussi celle de la croissance et de lâaccumulation des biens dont on ne voit, dans tous les cas, pas plus les limites que celles de lâocĂ©an au sortir de la mĂ©diterranĂ©e. ParallĂšlement Ă ce progrĂšs dont on nâaperçoit plus la fin - ni peut-ĂȘtre le but - la science moderne se caractĂ©rise aussi par une opposition radicale dont Descartes notamment sâest fait le porte-parole, entre une nature, rĂ©duite Ă une simple matiĂšre corvĂ©able et mallĂ©able Ă merci, et une culture humaine autour de laquelle tout est censĂ© tourner.
Cette partition artificielle du rĂ©el que lâanthropologue Philippe Descola[x] nomme « le naturalisme » explique et justifie dans une large mesure lâexploitation sans vergogne des ressources naturelles et une certaine indiffĂ©rence Ă lâĂ©gard des autres vivants â vĂ©gĂ©taux et animaux. Notre vision utilitaire de la science sâest ainsi construite sur tout un rĂ©cit du progrĂšs censĂ© ĂȘtre indĂ©fini dans lequel les rĂŽles sur terre ont Ă©tĂ© distribuĂ©s de façon dĂ©sĂ©quilibrĂ©e. Philippe Descola suggĂšre de sâinspirer, sans tomber dans la naĂŻvetĂ©, dâautres reprĂ©sentations du monde qui peuvent nous diriger vers dâautres pistes â comme lâanimisme â pour Ă©crire une autre histoire oĂč nous conserverions un rĂŽle de premier plan mais oĂč les autres protagonistes retrouveraient leur importance au profit de lâĂ©quilibre gĂ©nĂ©ral de la biosphĂšre. Les ressources terrestres ne sont pas infinies et la fuite vers dâautres planĂštes ressemble davantage Ă une mauvaise plaisanterie de milliardaires soucieux de continuer leurs affaires, aussi destructrices soient-elles, quâĂ un scĂ©nario sĂ©rieux. La terre est notre seule maison. Nous sommes arrivĂ©s Ă un autre moment de bascule dans lâhistoire. Un retour Ă une certaine modĂ©ration et Ă un sens des limites semble dâune urgente actualitĂ©. « Rien de trop ». La sagesse est de rester Ă hauteur terrestre dans une plus grande Ă©galitĂ© entre humains et en harmonie avec lâensemble des vivant et de lutter contre toute cette mythologie finalement mortifĂšre et obscurantiste que la science moderne, pourtant rationnelle, traĂźne avec elle. Sans doute, est-il temps de mobiliser « lâaugmentation des connaissances » au service de la vie de tous plutĂŽt quâau profit de quelques-uns et dâavoir le courage et la luciditĂ© dâadopter un rĂ©cit plus adaptĂ© Ă la poursuite de lâaventure humaine.
Références musicales
Brian Eno, la chanson By this river de lâalbum : Before and after science
Trio Fibonacci : version instrumentale du morceau de Brian Eno
[i] Sapiens, une brĂšve histoire de lâhumanitĂ©, trad. Française 2015, Ă©d. Albin Michel (2011)
[ii] Idem
[iii] ibidem
[iv] Notamment dans Le traité de la nature humaine (1739)
[v] Voir aussi Karl Popper : la logique de la découverte scientifique (Logik der Forschung. Zur Erkenntnistheorie der modernen Naturwissenschaft, 1934)
[vi] Francis Bacon : Novum organum scientiarum (1620)
[vii] Yuval Noah Harari : Sapiens, une brĂšve histoire de lâhumanitĂ©, trad. Française 2015, Ă©d. Albin Michel (2011)
[viii] Descartes : Le discours de la méthode, sixiÚme partie. (1637)
[ix] Voir sur ce sujet Alexandre KoyrĂ© : Du monde clos Ă lâunivers infini ( PUF, 1962)
[x] Philippe Descola : Par-delĂ nature et culture (2005)
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La sagesse et le sens des limites - partie 1. « Le moment grec »
Illustration : détail de la fresque de Raphaël : L'école d'AthÚnes" présentant Socrate en pleine discussion
Texte de l'Ă©mission
« Lâinstant philo » Emission du dimanche 03 octobre 2021
La sagesse et le sens des limites: 1. « Le moment grec »
Pourquoi Pythagore a refusĂ© lâhonneur dâĂȘtre placĂ© parmi les sages de la GrĂšce
Pythagore et la philosophieOn connaĂźt Pythagore pour son fameux thĂ©orĂšme et ses contributions aux mathĂ©matiques. Mais on ignore souvent quâil a Ă©tĂ© aussi un penseur dont la doctrine a inspirĂ© bien des idĂ©alistes - Ă commencer par Platon. Diverses sources de lâantiquitĂ©[i] rapportent que câest lui Ă©galement qui auraient utilisĂ© en premier les termes de « philosophie » et « philosophe ». Quâest-ce qui a poussĂ© Pythagore Ă crĂ©er ces termes vouĂ©s Ă bel avenir ?
Les sages de la GrĂšceLa civilisation grecque de lâantiquitĂ© aimait honorer les individus les plus douĂ©s dans tous les domaines : des compĂ©titions Ă©taient ainsi organisĂ©es pour donner occasion aux meilleurs de se surpasser. Les jeux Olympiques permettaient aux athlĂštes de briller de tous leurs feux. Les champs de bataille donnaient occasion Ă certains guerriers de montrer un courage rĂ©compensĂ© par divers honneurs. GrĂące aux concours de tragĂ©die â les dithyrambes de Dionysos âles noms de quelques illustres vainqueurs - Eschyle, Sophocle et Euripide - sont arrivĂ©s jusquâĂ nous. Les anciens grecs avaient aussi le souci de dĂ©signer officiellement des sages qui pouvaient servir de modĂšle aux autres. Un jour, on sâadressa Ă Pythagore pour le faire entrer dans le cercle restreint des « sages de la GrĂšce ». Il rĂ©unissait en effet les qualitĂ©s du sage â du sophos. Son savoir Ă©tait exceptionnelâ et pas seulement en mathĂ©matiques. Son attitude morale pouvait servir dâexemple. Enfin, son habiletĂ© - notamment dans les affaires humaines â ne manquait pas dâĂȘtre saluĂ©e de tous. Pourtant, Ă la surprise gĂ©nĂ©rale, Pythagore a dâabord repoussĂ© cette offre honorifique.
Pourquoi Pythagore refuse dâĂȘtre nommĂ© « sage »Pour quelles raisons ? Pythagore sâinscrivait dans la tradition qui valorise la mesure en toute chose. Pour les anciens grecs, il faut Ă©viter absolument la dĂ©mesure â lâhubris - qui donne le sentiment Ă lâhomme dâĂȘtre tout puissant et le conduit Ă franchir la ligne de partage entre lâhumain et le divin. Une chose est la perfection des Dieux, autre chose lâimperfection des hommes. Or la sagesse, figure de lâexcellence, semble bien ĂȘtre un attribut dâun ĂȘtre parfaitement savant, impeccable dans son attitude et dâune habiletĂ© sans failles â bref, elle ne semble pouvoir ĂȘtre attribuĂ©e quâaux Dieux. Les hommes avec tous leurs dĂ©fauts et limites ne peuvent dĂšs lors se dire sages en ce sens quâavec beaucoup dâimprudence et dâimpudence. Accepter dâĂȘtre dĂ©clarĂ© sage de façon irrĂ©flĂ©chie montrerait quâon ne lâest pas du tout. Câest pourquoi Pythagore refuse le titre prestigieux de sages de la GrĂšce. Il semble mĂȘme en contester la lĂ©gitimitĂ©. NĂ©anmoins, par souci dâapaisement, il suggĂšre un changement de terminologie qui va permettre de trouver un terrain dâentente. PlutĂŽt que dâĂȘtre nommĂ© sophos, Pythagore propose une appellation plus modeste : il nâest pas un sage mais quelquâun qui aime la sagesse : un philosophos. Un philosophe
Philosophie, limites humaines et sagesse
Modestie de la philosophieLe terme « philosophie » signifie « lâamour de la sagesse ». Si on cultive lâamour de la sagesse, câest quâelle nous semble Ă©minemment aimable mais quâen mĂȘme temps, nous savons quâelle nous Ă©chappe toujours du fait de notre imperfection. « Nobody is perfect ». Le philosophe se diffĂ©rencie ainsi toujours de celui qui est arrivĂ© au dernier degrĂ© de la sagesse. Câest dans cette perspective, que, plus tard, Platon soulignera[ii] « Parmi les Dieux, il nây en a aucun qui sâemploie Ă philosopher, aucun qui ait envie de devenir sage, car il lâest ; ne sâemploie pas Ă philosopher quiconque est dâautre est sage. » La philosophie est une pratique humaine qui tĂ©moigne dâun dĂ©faut de sagesse et de savoir.
2) Sagesse humaine et sagesse divine.
Ceux qui voulaient placer Pythagore parmi les sages de la GrĂšce finissent par reconnaĂźtre quâen prĂ©cisant pourquoi il ne voulait pas de cet honneur, cet illustre penseur a fait preuve de sagesse humaine. Cette derniĂšre consiste Ă rompre avec toute cette arrogance qui tend Ă nous confĂ©rer une puissance de penser et dâagir comparable Ă celle des Dieux. Pythagore invite Ă sortir du prĂ©jugĂ© selon lequel la sagesse nâaurait quâune figure : celle de la perfection. Il nous fait comprendre que le dĂ©but de la sagesse humaine, au contraire, est de prendre conscience de notre imperfection et des limites intrinsĂšques Ă notre condition. Une chose est la parfaite sagesse divine qui, bien quâinaccessible, nous sert de modĂšle pour continuer Ă progresser et mĂȘme dâastre pour Ă©clairer le sens de notre condition imparfaite mais perfectible. Autre chose est la sagesse humaine, toute pĂ©trie du sens de nos limites et de notre nĂ©cessaire modestie.
3) Savoir, limite de la science et ignorance
Ce nâest sans doute pas un hasard si un des penseurs les plus savants de cette Ă©poque met lâaccent sur lâĂ©tendue de notre ignorance. Plus on en sait et plus on comprend que des choses nous Ă©chappent. Plus on progresse dans la science, plus apparaĂźt lâĂ©tendue de notre ignorance. A lâinverse, on constate souvent que moins un individu est savant, plus il croit que sa science est Ă©tendue. Câest malheureusement logique ! En effet, si quelquâun est complĂ©tement ignorant, il ignore aussi quâil est ignorant. Mais, quand on ne sait pas quâon ne sait pas, on croit savoir quâon est savant. Lâignorance la plus abyssale se combine ainsi avec la certitude mal fondĂ©e dâĂȘtre trĂšs savant. Plusieurs expressions dĂ©signent ce fĂącheux mĂ©canisme psychologique. [iii]On parle de « la bĂȘtise contente dâelle-mĂȘme » qui peut devenir un objet de plaisanterie, plus ou moins de bon goĂ»t, dans ces dĂźners dans lesquels on se moque parfois cruellement de ceux quâon dĂ©signe souvent en usant dâun terme peu gratifiant. On parle aussi de la fatuitĂ© : le fait ĂȘtre fier quand on affirme des choses absolument erronĂ©es. En Anglais, « fat » dâailleurs dĂ©signe celui qui est gros et lourd. De fait, lâignorant est souvent stupĂ©fiant dans sa balourdise dâune grande suffisance : câest alors un cuistre. Etienne Klein, physicien et philosophe, dans une de ces Ă©missions a rappelĂ© un autre terme, plus savant, qui dĂ©signe le fait de parler avec assurance de ce que lâon ne connaĂźt pas : lâultracrĂ©pidarianisme. Le terme vient de la locution latine : « Sutor, ne supra crepidam » littĂ©ralement : « cordonnier, pas plus haut que ta sandale ». Traduction : « ne sors pas de ton champ de compĂ©tence, cela tâĂ©vitera de dire des inepties ». En effet, la tendance Ă se croire compĂ©tent dans des sujets quâon ne maitrise pas est courante dans les conversations de cafĂ© du commerce, dans les Talk-shows et surtout sur les rĂ©seaux sociaux. Dans tous les cas, cela rend difficile une vraie rĂ©flexion et câest source de prĂ©jugĂ©s.
Lâignorant qui se croit savant peut donc amuser, Ă©nerver et mĂȘme faire peur â notamment quand faisant de la politique, il a un grand pouvoir â toutefois, il y a chez lui une maniĂšre dâĂȘtre Ă laquelle nous nâĂ©chapperons pas, si nous ne faisons pas attention. Le ridicule ne tue pas mais il est sage de mettre en garde contre cette dĂ©rive plus courante quâon veut bien se lâavouer qui consiste Ă dĂ©passer les limites de son savoir et Ă manquer de mesure et de retenue dans ses discours.
« Tout ce que je sais, câest que je ne sais rien »
Socrate, digne successeur de Pythagore.Si câest Pythagore visiblement qui a crĂ©Ă© lâexpression « philosophie », Socrate est reconnu comme le premier Ă avoir vraiment fixĂ© les mĂ©thodes et lâesprit philosophique. Au demeurant, Socrate sâinscrit dans la continuitĂ© de lâĂ©tat dâesprit initiĂ© par Pythagore : il se prĂ©sentait, effet, modestement comme un maĂźtre dâabord conscient de son ignorance. Il aimait Ă rĂ©pĂ©ter « Tout ce que je sais, câest que je ne sais rien ». Et cette attitude lui a valu, Ă son tour, dâĂȘtre dĂ©signĂ© comme le plus sage des Grecs par la Pythie de Delphes.
Modestie et ambition de la philosophiePrĂ©cisons quâon ne peut en rester Ă lâinterprĂ©tation trop unilatĂ©rale et nĂ©gative selon laquelle il faudrait, pour ĂȘtre un sage philosophe, surtout voir ces imperfections et savoir sâauto-flageller dĂšs quâon tombe dans la dĂ©mesure parce quâon dĂ©passe ses limites. La sagesse humaine serait assez dĂ©risoire sans son versant positif et crĂ©atif. Câest que la modestie et le sens des limites dans cette sagesse Ă mesure humaine quâest la philosophie font le lit dâune vraie ambition. Savoir quâon ne sait rien, prendre conscience de notre ignorance nâest en effet pas sans consĂ©quences importantes. Par exemple, un candidat Ă un examen peut se rendre compte quâil va complĂštement sĂ©cher car il nâa aucune connaissance pour rĂ©pondre aux questions posĂ©es. Cette prise de conscience ne lui permettra certes pas dâĂ©chapper Ă une trĂšs mauvaise note mais le choc quâelle produit, peut prĂ©parer un avenir meilleur. LâĂ©tudiant conscient de ses lacunes, pourra ainsi prendre ses dispositions pour mieux apprendre sa leçon la fois suivante. Savoir quâon est ignorant donne ainsi le dĂ©sir de ne plus lâĂȘtre et par consĂ©quent de nous mettre dans une disposition dâesprit oĂč lâon va rechercher Ă amĂ©liorer son savoir et Ă chercher de nouveaux moyens pour construire un autre chemin. Prendre conscience de ses limites, câest se mettre dans la situation de les repousser. La modestie philosophique est le creuset dans lequel se forme lâambition dâĂȘtre plus savant : elle fait naĂźtre une fĂ©conde curiositĂ© dont Aristote fait le point de dĂ©part de toute science. Câest quand on saisit que les choses nous Ă©chappent quâapparaĂźt le dĂ©sir de rechercher de nouveaux chemins pour vivre plus sagement. VoilĂ ce qui explique que la philosophie a Ă©tĂ© le nom donnĂ©e pendant longtemps, Ă toute science et Ă toute recherche de la vĂ©ritĂ©. Newton, au dix-huitiĂšme siĂšcle, prĂ©sente encore sa physique en lui donnant le nom de « philosophie naturelle »
Une prise de conscience positive de son ignoranceIl y a encore beaucoup Ă tirer du versant stimulant de cette sagesse Ă visage humain, surtout au moment oĂč tout indique que notre sentiment de toute puissance technologique et notre systĂšme de dĂ©veloppement Ă©conomique nous conduisent, si on ne fait rien, Ă des catastrophes. Car la sagesse ne consiste pas Ă se complaire dans une luciditĂ© dĂ©courageante sans rien faire face Ă notre impuissance actuelle. Les nouveaux dĂ©fis exigent une sagesse qui analyse de façon critique la conception visiblement erronĂ©e que nous avons de notre rapport Ă notre environnement, une sagesse qui, forte du constat de nos erreurs et de nos insuffisances, recherche et produise de nouveaux savoirs, de nouvelles techniques mais aussi de nouvelles maniĂšres de vivre. Câest ce que nous verrons dans la prochaine Ă©mission prĂ©vue le 31 octobre oĂč nous examinerons dans quelle mesure la conscience de nos limites et de notre ignorance peut changer notre Ă©tat dâesprit, stimuler la recherche et permettre ainsi Ă lâhumanitĂ© de tenter de relever des dĂ©fis inĂ©dits face auxquels tout ce que nous savons et avons lâhabitude de faire semble, pour lâheure, assez peu efficace.
Références musicales de cette émission
Le morceau « AnaKrousis » dans Musique de la GrÚce antique par Atrium musicae de antica dirigé par Gregorio Paniagua https://www.youtube.com/watch?v=8gr7vuSkBcU
« Gerdaniye Pesherev », morceau tirĂ© de lâalbum Musique traditionnelle Turque (Ocora) https://www.youtube.com/watch?v=UojSZEzfM8U
Angélique Ionatos et Nena Venetsanou : Aérion Epéon. Album : Angélique Ionatos et Nena Venetsanou chantent Sappho de MytilÚne https://www.youtube.com/watch?v=CHIy6b-MaEE[i] Notamment Cicéron et un disciple de Platon nommé Héraclite de Pont
[ii] Dans Le Banquet en 204 a
[iii] Ce quâil y a de prĂ©cisĂ©ment fĂącheux dans lâignorance, câest que quelquâun qui nâest pas un homme accompli et qui nâest pas non plus intelligent, se figure lâĂȘtre dans la mesure voulue, câest que celui qui ne croit pas ĂȘtre dĂ©pourvu nâa point envie de ce dont il ne croit pas avoir besoin dâĂȘtre pourvu. » Platon : Le Banquet, 200 a.
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