Afleveringen

  • Le rock est-il l’émanation de la culture africaine-amĂ©ricaine ? Cette sempiternelle interrogation a Ă©tĂ© tranchĂ©e maintes fois depuis des dĂ©cennies. Pourtant, un ajustement du rĂ©cit historique n’est jamais vain. Bruno Blum, auteur, dessinateur, guitariste, producteur, confĂ©rencier, est le concepteur d’un Dictionnaire chronologique du rock, un coffret de 4CDs qui bouscule les idĂ©es reçues et scrute avec acuitĂ© les Ă©volutions stylistiques d’une forme d’expression dite rĂ©volutionnaire.

    Longtemps, le rock’n’roll fut incarnĂ© par la flamboyance du « King », Elvis Presley. Cette facile reprĂ©sentation historique est aujourd’hui amendĂ©e par une meilleure connaissance des rĂ©alitĂ©s amĂ©ricaines. Nul ne peut contester qu’un choc culturel eut lieu Ă  l’aube des annĂ©es 1950 quand le blues et la country-music dessinĂšrent les contours d’un vocabulaire sonore fĂ©dĂ©rateur et populaire. Le contexte social d’alors fut pourtant l’un des obstacles majeurs au vƓu d’universalitĂ© du rock’n’roll. Comment pouvait-on accepter, dans une AmĂ©rique sĂ©grĂ©gationniste, qu’un jeune chanteur blanc puisse interprĂ©ter des airs inspirĂ©s du rĂ©pertoire noir ? C’est pourtant cette audace qui bouscula le conservatisme bien-pensant d’antan.

    Certes, il fallut batailler ferme pour que les Chuck Berry, Little Richard, Bo Diddley, Fats Domino, soient reconnus, considĂ©rĂ©s, respectĂ©s, par l’ensemble des citoyens amĂ©ricains. Si la jeunesse semblait accepter et encourager cette poussĂ©e de fiĂšvre inĂ©luctable, le monde des adultes regardait d’un trĂšs mauvais Ɠil cette irruption de trublions dont les danses dites « tribales » les indisposaient sĂ©rieusement. Nul ne pouvait cependant contrer cette aspiration Ă  un Ă©panouissement artistique total. Deux visions de la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine s’opposaient, deux reflets contradictoires qui interdisaient l’unitĂ© d’une nation autour de valeurs humaines indiscutables. Le racisme rĂ©sistait depuis des siĂšcles aux Ă©lans progressistes d’orateurs courageux, il Ă©tait donc impensable, pour les plus radicaux, que la stabilitĂ© sociale et le mode de pensĂ©e rĂ©actionnaire percutent l’outrecuidante ferveur de quelques hurluberlus.

    Le rock’n’roll ne fut pas qu’un des nombreux soubresauts du XXe siĂšcle aux États-Unis. Il modifia profondĂ©ment la physionomie de la nation amĂ©ricaine et, par ricochet, fit avancer Ă  l’échelle planĂ©taire l’esprit de concorde et de communion. Plus qu’un genre musical, c’est une attitude, un esprit, des convictions qui animaient tous ces musiciens devenus des icĂŽnes. Dans son Dictionnaire chronologique du rock (FrĂ©meaux & AssociĂ©s), Bruno Blum ose mĂȘme citer Ray Charles, Aretha Franklin et Bob Marley, parmi les promoteurs essentiels du rock. Il est vrai que tous ces piliers de L’épopĂ©e des Musiques Noires avaient en eux cette volontĂ© farouche de rassembler plutĂŽt que de diviser. Leur musicalitĂ© s’inscrivait dans la lente Ă©volution des matrices idiomatiques africaines et europĂ©ennes. Ce rappel utile prend une signification toute particuliĂšre quand le repli sur soi semble dĂ©fier notre quotidien.

    â–ș Le Dictionnaire chronologique du rock, paru chez FrĂ©meaux & AssociĂ©s.

  • Ces douze derniers mois ont souvent Ă©tĂ© bousculĂ©s par une actualitĂ© trĂ©pidante. La musique a, une fois de plus, permis d’apaiser nos esprits, tourmentĂ©s par le tourbillon des Ă©vĂ©nements mondiaux. Dans L’épopĂ©e, nous avons accueilli de nombreux artistes bien dĂ©cidĂ©s Ă  susciter la concorde entre les peuples Ă  travers des mots choisis et des notes inspirantes. Toutes les gĂ©nĂ©rations ont pu s’exprimer en toute libertĂ©.

    L’annĂ©e 2024 dĂ©buta avec un anniversaire
 Un club de jazz historique, le Baiser SalĂ©, fĂȘtait ses 40 ans en prĂ©sence de nombreux artistes dont AngĂ©lique Kidjo. La cĂ©lĂšbre chanteuse bĂ©ninoise Ă©tait heureuse de se remĂ©morer, sur notre antenne, ses premiers pas sur cette petite scĂšne qui vit dĂ©filer, au fil des dĂ©cennies, de nombreux jeunes talents devenus par la suite de vĂ©ritables personnalitĂ©s. Aux cĂŽtĂ©s de Maria Rodriguez, programmatrice de ce haut lieu multiculturel parisien, elle prit le temps de raviver notre mĂ©moire. AngĂ©lique Kidjo est aujourd’hui une reine de l’art vocal, mais n’oublie pas les personnes qui ont accompagnĂ© son dĂ©veloppement artistique.

    Sa consƓur, Lizz Wright, a pleinement conscience de l’absolue nĂ©cessitĂ© de cĂ©lĂ©brer le passĂ©. InvitĂ©e en octobre 2024 sur nos ondes pour prĂ©senter son dernier album intitulĂ© Shadow, la gracieuse chanteuse amĂ©ricaine nous fit quelques confidences sur son enfance et les enseignements qu’elle en tira : « Ma grand-mĂšre, Martha, avait l'habitude d’aller prier au pied d’un arbre prĂšs de sa maison. C’est une image dont je me souviendrai longtemps. Mon pĂšre me racontait beaucoup d’histoires Ă  ce sujet. Il y a dans le sud des États-Unis des contes et lĂ©gendes qui entretiennent le mythe des ancĂȘtres, qui dĂ©crivent le vent qui souffle, la pluie qui tombe, la nature qui s’épanouit. Je comprends aujourd’hui que ma grand-mĂšre me montrait la voie Ă  suivre et me faisait prendre conscience de la duretĂ© de ce monde troublĂ©. Elle m’a donnĂ© le courage de revendiquer ma place sur cette planĂšte sans attendre que quelqu’un ne me l’octroie. Je veux ĂȘtre responsable de l’amour que je donne et ne pas ĂȘtre un Ă©tranger pour autrui. VoilĂ  les belles valeurs que ma grand-mĂšre m’a transmises. » (Lizz Wright sur RFI)

    Il y a mille façons d’honorer nos aĂźnĂ©s
 Les Ă©couter se raconter est une indĂ©niable marque de respect. Lorsque le bluesman Bobby Rush (91 ans) nous accorda une rare interview en mars dernier, nous ne pouvions que boire ses paroles et savourer le plaisir d’entendre ce fringant nonagĂ©naire Ă©voquer les soubresauts, parfois pĂ©nibles, de sa destinĂ©e : « Je me souviens que, durant mes concerts dans le sud, je mettais mon autobus de tournĂ©e Ă  disposition des marcheurs pour qu’ils puissent se rendre sans danger dans les bureaux de vote. En 1963, j’ai fait de mĂȘme Ă  Chicago, car les autoritĂ©s s’étaient arrangĂ©es pour qu’aucune voiture appartenant Ă  un Noir ne puisse se garer dans les quartiers rĂ©servĂ©s aux Blancs. J’ai cherchĂ© Ă  contourner cet interdit, mais quelqu’un a mis le feu Ă  mon bus. Je suis allĂ© porter plainte au commissariat du coin et l’agent de police m’a carrĂ©ment jetĂ© dehors. Il m’a traitĂ© de "nĂšgre" et m’a dit de rentrer chez moi. Mon fils Ă©tait Ă  mes cĂŽtĂ©s
 Imaginez sa frayeur ! Aujourd’hui, on ne vous crache pas ouvertement Ă  la figure, mais on vous dĂ©nie votre statut social. C’est aussi brutal psychologiquement. Par exemple, je n’ai toujours pas l’opportunitĂ© de me produire oĂč je veux alors qu’un musicien blanc est accueilli avec les honneurs oĂč que ce soit. Les artistes blancs gagnent beaucoup plus d’argent que les artistes noirs. Et je ne fais pas exception Ă  la rĂšgle. Il nous reste notre modeste notoriĂ©tĂ©. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est dĂ©jĂ  ça. L’AmĂ©rique a changĂ©, mais certaines attitudes sont restĂ©es les mĂȘmes ». (Bobby Rush, le 07 mars 2024)

    Le blues est certainement l’une des formes d’expression matrices de L’épopĂ©e des Musiques Noires. Il porte l’hĂ©ritage africain de la culture mondiale. Tous les musiciens venus s’exprimer en 2024 sur nos ondes ont fait rĂ©fĂ©rence Ă  ce patrimoine sĂ©culaire qui nourrit leur inspiration. Le jeune Jontavious Willis (28 ans) sait d’oĂč il vient et ses Ɠuvres sont l’écho rĂ©vĂ©rencieux de traditions qu’il veut prĂ©server. Seul, sa guitare Ă  la main, il perpĂ©tue le message de ses aĂŻeux et restitue l’esprit de la GĂ©orgie, sa terre natale dans le sud des États-Unis. Son dernier album en date, West Georgia Blues, devrait ĂȘtre saluĂ© unanimement en 2025.

    Les musiques africaines-amĂ©ricaines ont influencĂ© de nombreux instrumentistes Ă  travers la planĂšte. En Angleterre, au cƓur des annĂ©es 60, quelques jeunes virtuoses inspirĂ©s avaient choisi de revitaliser le rĂ©pertoire de leurs cousins d’AmĂ©rique. Le chanteur Ian Gillan, pilier du groupe Deep Purple, reconnaĂźt humblement avoir Ă©tĂ© profondĂ©ment marquĂ© par le blues, le jazz et la soul-music, entendus durant sa prime jeunesse. Il accepta d’ailleurs, en juillet dernier, de nous faire part de son goĂ»t immodĂ©rĂ© pour les archives sonores conservĂ©es outre-Atlantique : « N’oublions pas que cette musique est nĂ©e dans le delta du Mississippi, puis est remontĂ©e vers Kansas City, Saint-Louis et enfin Chicago. En suivant ce long voyage temporel et gĂ©ographique, vous pouvez ressentir l’évolution du blues. C'est ce que j'appelle le blues authentique. D’ailleurs, les ritournelles composĂ©es Ă  l’époque sont des petits bijoux qui racontent l’histoire du peuple noir. Sur notre dernier album, vous remarquerez peut-ĂȘtre la chanson 'A bit on the side', c’est un titre trĂšs puissant dans lequel la section basse-batterie est imposante, mais si vous tendez l’oreille, vous entendrez une allusion au titre 'Parchman Farm' de Mose Allison. Curieusement, cela m’est revenu Ă  l’esprit, car cette mĂ©lodie fait partie de mes annĂ©es de jeunesse quand j’étais en plein apprentissage musical. Je me souviens de ces paroles trĂšs intenses que j’avais apprises par cƓur. Au moment de l’enregistrement, je me disais : "D’oĂč viennent ces mots qui me trottent dans la tĂȘte ?". Ils Ă©taient juste dans ma mĂ©moire lointaine. Je pense donc avoir une prĂ©fĂ©rence pour le blues des origines et mĂȘme, le jazz des origines, celui des annĂ©es 20 qui est beaucoup plus attractif que le be-bop des annĂ©es 40. Il y a dans ces musiques une tonalitĂ© encore immature, presque adolescente, c’est l’expression naturelle d’un vĂ©cu souvent douloureux. Dans ce rĂ©pertoire d’un autre temps, on Ă©voque les troubles sociaux, les abus de pouvoir. Il faut d’ailleurs savoir dĂ©celer le message transmis par tous ces artistes afro-amĂ©ricains d’autrefois, car il y avait souvent une double signification. Si vous n’y prĂȘtez pas attention, vous passerez Ă  cĂŽtĂ© des messages que vĂ©hiculaient ces chansons. Les artistes noirs utilisaient des codes pour pouvoir exprimer leur mal-ĂȘtre sans que les Blancs ne s’en rendent compte. Tous ces gens Ă©taient traitĂ©s comme des animaux. Ce sentiment de dĂ©sespoir a survĂ©cu Ă  travers la musique et s’est retrouvĂ© dans le blues de Chicago. Il est, certes, devenu plus commercial au fil du temps, mais le message d’origine est restĂ© vivace, grĂące notamment Ă  B.B King et, bien entendu, Muddy Waters ». (Ian Gillan au micro de Joe Farmer)

    L’annĂ©e 2024 nous a permis de converser avec des interlocuteurs passionnants. Impossible de rĂ©sumer douze mois d’échange et de partage enrichissants. Notons tout de mĂȘme l’engagement individuel de toutes ces Ăąmes sensibles capables d’insuffler un Ă©lan de communion irrĂ©sistible et salutaire en ces temps de divisions insensĂ©es.

    Gageons que 2025 nous apportera ce rĂ©confort musical que nous appelons tous de nos vƓux. Nous y veillerons !

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  • NĂ© en dĂ©cembre 1954, le mensuel Jazz Magazine est devenu la rĂ©fĂ©rence historique des musiques hĂ©ritĂ©es de la culture afro-amĂ©ricaine. Depuis sa naissance, il y a 70 ans, les Ă©quipes ont Ă©voluĂ©, les goĂ»ts des lecteurs se sont affinĂ©s, la diversitĂ© des couleurs sonores s’est affirmĂ©e, mais la rĂ©daction a conservĂ© ce dĂ©sir d’ĂȘtre l’écho et, parfois, le prescripteur du temps prĂ©sent. Édouard Rencker, actuel chef d’orchestre de ce « Big Band » de journalistes avertis, n’est pas peu fier de cĂ©lĂ©brer cet anniversaire malgrĂ© les tourments d’une longĂ©vitĂ© Ă©prouvante. À ses cĂŽtĂ©s, le guitariste et chanteur malien, Pedro KouyatĂ©, soutenu par Jazz Magazine, nous donne sa dĂ©finition libre du mot « jazz ».

    Lorsque Jazz Magazine voit le jour, la France s’est dotĂ©e d’un nouveau prĂ©sident, RenĂ© Coty, Ă©lu par le Parlement car le suffrage universel n’existe pas encore dans cette IVe rĂ©publique en quĂȘte d’un second souffle. Les annĂ©es d’aprĂšs-guerre sont celles de la reconstruction. Les Français ont soif de vivre et s’enthousiasment pour les grandes figures du jazz d’alors. Sidney Bechet est la vedette du moment et remplit sans effort l’Olympia Ă  Paris. Il devient impĂ©ratif de se faire l’écho de l’engouement populaire pour le swing de ces musiciens aguerris. Nicole Barclay, Ă©pouse du grand producteur Eddie Barclay, imagine un magazine mensuel capable de reflĂ©ter l’air du temps. Ce sera le dĂ©but d’une aventure journalistique palpitante qui traversera sept dĂ©cennies durant lesquelles les styles, les crĂ©ateurs, les disparitions, les innovations, susciteront des milliers d’articles, de dossiers thĂ©matiques, d’enquĂȘtes et de reportages photographiques passionnants.

    Certes, les soubresauts du jazz inciteront les diffĂ©rentes rĂ©dactions Ă , perpĂ©tuellement, se remettre en question, mais l’envie de se faire l’écho du moment prĂ©sent rĂ©sistera Ă  l’érosion du temps. Le duo Franck Tenot/Daniel Filipacchi veillera longtemps Ă  la bonne tenue de cet organe de presse spĂ©cialisĂ© qui s’engagera sincĂšrement dans la dĂ©fense de toutes les formes de swing. VĂ©ritable miroir de l’agitation sociale et culturelle des XXe et XXIe siĂšcles, Jazz Magazine est toujours restĂ© Ă  l’écoute des musiciens, qu’ils soient traditionalistes ou avant-gardistes. Observer, commenter, recommander, les diffĂ©rentes rĂ©dactions ont maintenu vaillamment la flamme vitale du narrateur. De Jean-Louis Ginibre Ă  Philippe Carles, et aujourd’hui FrĂ©dĂ©ric Goaty, l’exigence des rĂ©dacteurs en chef fut incontestable et nĂ©cessaire.

    Depuis dix ans, Édouard Rencker est l’heureux directeur de la publication de ce magazine historique. Il a pleinement conscience que ce patrimoine lĂ©guĂ© par ses aĂźnĂ©s lui impose d’ĂȘtre vigilant pour que la marque « Jazz Magazine » lui survive. Les choix Ă©ditoriaux sont cruciaux pour assurer sur le long terme le frĂȘle et indispensable Ă©quilibre Ă©conomique dont ses Ă©quipes ont besoin. Alors, inlassablement, il vante les mĂ©rites d’un mensuel rĂ©fĂ©rent. Des concerts, estampillĂ©s « Jazz Magazine », exposent dĂ©sormais les instrumentistes auxquels la rĂ©daction croit sincĂšrement. Pedro KouyatĂ©, guitariste, conteur, poĂšte malien et gardien des traditions africaines ancestrales, peut s’enorgueillir d’ĂȘtre soutenu par cette rĂ©daction attentive. Son album, Following, comme ses rĂ©centes prestations, ont reçu le sceau « Jazz Magazine ». Cette marque de confiance lui permet de briller davantage dans le feu des projecteurs et rappelle insidieusement aux lecteurs du journal que la diversitĂ© et l’ouverture d’esprit ont toujours Ă©tĂ© les piliers de cette Ă©popĂ©e durant laquelle, depuis 70 ans, d’indĂ©crottables passionnĂ©s de jazz ont rĂ©ussi l’exploit de nous captiver.

    Site internet Jazz Magazine | Site internet Pedro Kouyaté

  • Longtemps prĂ©sentĂ© comme un fabuleux interprĂšte du rĂ©pertoire pop-funk, le chanteur amĂ©ricain Al Jarreau reconnaissait volontiers avoir une passion pour les harmonies vocales jazz et les compositions des grands instrumentistes swing. À la fin de sa vie, il rĂ©alisa l’un de ses rĂȘves : revitaliser les Ɠuvres du grand Duke Ellington devant un imposant Big Band. L’écho sonore de ces concerts Ă©mouvants paraĂźt sur le label Act Records. Ses anciens colistiers, tĂ©moins et acteurs de ses ultimes prestations, nous content cette Ă©popĂ©e majestueuse.

    Durant l’annĂ©e 2016, quelques mois avant sa disparition, Al Jarreau remonta une derniĂšre fois sur scĂšne en compagnie d’une grande formation cuivrĂ©e, le NDR Big Band de Hambourg, lors d’une tournĂ©e europĂ©enne haletante. Ce fut le dernier acte d’une Ă©popĂ©e majestueuse qui dĂ©buta dans les annĂ©es 60 au sein des « Indigos », un groupe vocal formĂ© par des Ă©tudiants de l’UniversitĂ© de Ripon dans le Wisconsin. Son goĂ»t pour le jazz se dĂ©veloppa Ă  cette Ă©poque et il n’était pas rare de l’entendre jouer avec les intonations de ses aĂźnĂ©s. Ainsi, derriĂšre ses cĂ©lĂšbres acrobaties mĂ©lodiques que de nombreux admirateurs ont acclamĂ©es durant 50 ans, il y avait un artiste respectueux du patrimoine ancestral.

    Joe Turano, pianiste, saxophoniste, directeur musical de l’orchestre d’Al Jarreau pendant 17 ans, a eu le loisir d’observer son ami et partenaire sur scĂšne et en studio. « Il Ă©tait d’abord un interprĂšte dont la richesse vocale et la sensibilitĂ© artistique dĂ©jouaient toutes les catĂ©gories musicales. La libertĂ© d’expression que lui offrait le jazz apparaissait systĂ©matiquement dans tous ses enregistrements, quel que soit le style. D’ailleurs, il Ă©tait difficile de dĂ©finir son identitĂ© musicale car il ne cessait de nous surprendre. Son sens de l’improvisation jaillissait constamment dans sa voix. Par consĂ©quent, si l’on veut le dĂ©crire comme un chanteur de jazz, il faut d’abord comprendre que son expressivitĂ© reposait sur la spontanĂ©itĂ© et l’improvisation, et ce fut le cas tout au long de sa vie. Sa voix Ă©tait le reflet de sa personnalitĂ©, de son esprit vif, de sa flexibilitĂ© artistique. Il Ă©tait capable de reproduire les sons qu’il entendait autour de lui, les sons d’un instrument de musique, les sons de la nature, etc. Sa voix Ă©tait si merveilleusement Ă©lastique qu’il pouvait chanter la plus simple mĂ©lodie et lui donner une richesse harmonique remarquable, pleine d’émotion. À d’autres moments, il pouvait se laisser aller Ă  quelques audaces vocales et entrer dans un monde sonore qui lui appartenait totalement. » (Joe Turano au micro de Joe Farmer)

    En 2016, Al Jarreau a 76 ans. Il a conscience que cette tournĂ©e pourrait ĂȘtre la derniĂšre. Alors, il redouble d’efforts pour que cette cĂ©lĂ©bration des grands classiques de Duke Ellington soit somptueuse et digne. Il prend plaisir Ă  jouer avec les circonvolutions jazz du NDR Big Band qui l’accompagne chaque soir. Il chante avec joie et ferveur. Il semble heureux et serein. Joe Gordon fut le manager d’Al Jarreau pendant 27 ans. Son regard sur ces derniers rendez-vous avec le public europĂ©en est plus nuancĂ© : « J'ai deux souvenirs trĂšs prĂ©cis de cette tournĂ©e. D'abord, c’est la joie d’Al Jarreau d’ĂȘtre sur scĂšne tous les jours en compagnie de ce grand orchestre, le NDR Big Band. Et, mĂȘme lorsqu’il n’était pas sur scĂšne avec ces musiciens, il prenait plaisir Ă  passer du temps avec eux dans les hĂŽtels ou dans le bus qui nous emmenait de ville en ville. Quand tous ces instrumentistes lui rendaient visite, il Ă©tait Ă©galement comblĂ©. Ce partage et cette complicitĂ© allaient dans les deux sens. Que ce soit au petit dĂ©jeuner ou Ă  l’issue des concerts, il Ă©tait enchantĂ© de converser avec ces admirables musiciens. L’autre souvenir, un peu plus Ă©mouvant, c’était sa condition physique. À ce moment prĂ©cis de son existence, il avait de plus en plus de difficultĂ©s Ă  se dĂ©placer et faisait souvent appel Ă  nous pour le conduire jusqu’à la scĂšne. Une fois installĂ© devant le public, il retrouvait le sourire. Mes souvenirs sont donc assez contradictoires. L’un est heureux car je le voyais s’épanouir sur scĂšne. L’autre est plus Ă©mouvant car je sentais que la maladie le rattrapait. Je ne sais pas si le public avait conscience de tout cela. Pour lui, c’était une joie intense d’ĂȘtre sur scĂšne, mais aussi un dĂ©fi d’aller au bout de cette aventure. » (Joe Gordon sur RFI, dĂ©cembre 2024)

    En cette fin d’annĂ©e 2024, deux albums posthumes ravivent la voix unique d’Al Jarreau. L’un fut enregistrĂ© Ă  l’aube d’une brillante carriĂšre, l’autre au crĂ©puscule de sa flamboyante destinĂ©e. Le premier nous ramĂšne aux prĂ©mices de sa notoriĂ©tĂ© lorsqu’en aoĂ»t 1976, Ă  Washington, son concert intime au Childe Harold Jazz Club rĂ©vĂ©la sa maestria. Le second restitue ses derniers instants de bonheur intense alors qu’il s’octroie le luxe de chanter les standards de Duke Ellington devant un rutilant orchestre jazz. Deux Ă©tapes majeures d’une lumineuse Ă©popĂ©e qui a accompagnĂ© notre quotidien pendant un demi-siĂšcle.

    â–ș Site internet consacrĂ© Ă  Al Jarreau.

  • Lorsqu’il fit paraĂźtre son premier disque sous son nom, il y a 25 ans, le chanteur et guitariste amĂ©ricain Raul Midon fit immĂ©diatement sensation. Sa virtuositĂ© vocale comme instrumentale surprit ses premiers auditeurs et cette facultĂ© Ă  dĂ©fier les catĂ©gories musicales le hissa rapidement au sommet de la gloire. Son nouvel album, Lost and Found, enfonce le clou en jouant avec les accents Soul, Folk, Jazz que son ouverture d’esprit accueille avec sensibilitĂ©.

    C’est en Ă©coutant les mots de son aĂźnĂ©, Bob Dylan, que Raul Midon eut l’idĂ©e de concevoir la chanson-titre de son nouveau disque. Lost and Found est, en effet, inspirĂ© de l’esprit narratif du cĂ©lĂšbre poĂšte folk amĂ©ricain. Raul Midon avait dĂ©jĂ  en lui ce talent de conteur qui se voit aujourd’hui magnifiĂ© par son Ă©clectisme mĂ©lodieux. « Il y a quelques annĂ©es, un ami m’avait confiĂ© une cassette sur laquelle il avait enregistrĂ© un poĂšme dĂ©clamĂ© par Bob Dylan lors d’un de ses concerts. Il s’agissait de « Last thoughts on Woody Guthrie ». Les mots de Dylan Ă©taient si puissants, merveilleux et sensibles, que j’ai imaginĂ© cette chanson en essayant de restituer les rimes de ce poĂšme fantastique. J’ai compris une chose en Ă©coutant les vers de Bob Dylan, c’est que la poĂ©sie crĂ©e des images dans votre esprit. La poĂ©sie articule les mots de telle maniĂšre qu’elle suscite une reprĂ©sentation visuelle dans votre tĂȘte. Le message de cette chanson est universel. J’essaye de dire que lorsque tout espoir est perdu, il faut malgrĂ© tout persĂ©vĂ©rer car, d’une maniĂšre ou d’une autre, vous parviendrez Ă  atteindre votre but. Certes, les choses ne se produiront peut-ĂȘtre pas telles que vous les auriez imaginĂ©es mais vous parviendrez Ă  concrĂ©tiser vos projets. C’est la raison pour laquelle j’ai intitulĂ© cette chanson « Lost and Found ». « Perdre espoir et retrouver espoir ». (Raul Midon au micro de Joe Farmer)

    Les prouesses stylistiques de Raul Midon ont souvent Ă©patĂ© ses contemporains. VĂ©ritable homme-orchestre, son sens innĂ© de l’interprĂ©tation et de la composition l’a hissĂ© au rang des meilleurs instrumentistes de notre temps. Il n’est donc pas Ă©tonnant que ses homologues le sollicitent rĂ©guliĂšrement pour apparaĂźtre sur scĂšne Ă  leurs cĂŽtĂ©s. En 2010, le bassiste Marcus Miller fut enchantĂ© de le convier Ă  participer Ă  son concert Ă  l’opĂ©ra de Monaco. Plus rĂ©cemment, le collectif « Black Lives – From Generation to Generation » s’enthousiasmait de le compter parmi les dĂ©fenseurs d’une Ă©galitĂ© sociale universelle. Le concert de Cully en Suisse, en avril 2024, fut un moment de mobilisation citoyenne nĂ©cessaire. « On ne peut pas nier qu’il y ait une forme d’activisme dans la musique que nous produisons. Il est d’ailleurs essentiel que cet aspect des choses soit perceptible pour l’auditeur. Et, pour ĂȘtre honnĂȘte, je suis assez déçu par le manque d’engagement de certains artistes de nos jours. Quand on pense Ă  « What’s going on » de Marvin Gaye, « Revolution » chantĂ©e par les Beatles, quand on pense aux textes de Gil Scott Heron, ces gens s’exprimaient sur la situation sociale de leur Ă©poque. Certes, je ne suis pas le plus grand rebelle dans mon expressivitĂ© artistique mais il faut que l’on dĂ©nonce, Ă  travers nos Ɠuvres et nos choix artistiques, les dĂ©rives racistes du monde actuel. Sur cette planĂšte, si vous avez la peau noire, vous ĂȘtes instantanĂ©ment considĂ©rĂ© comme un ĂȘtre infĂ©rieur. C'est un fait incontestable. Le collectif de musiciens « Black lives » et le mouvement « Black Lives Matter » ont eu raison d’alerter l’opinion en disant : « Nous existons ! Nous ne sommes pas des citoyens de seconde classe ! ». (Raul Midon sur RFI)

    Assister Ă  un concert de Raul Midon est toujours un moment de plaisir intense, mais peut Ă©galement susciter la rĂ©flexion. Écouter les paroles de ses chansons invite, parfois, Ă  un examen de conscience utile. Raul Midon est, certes, un artiste exceptionnel mais aussi un homme simple qui, comme nous tous, s’interroge sur sa destinĂ©e et ses choix personnels. Sa cĂ©citĂ© l’a poussĂ© Ă  se dĂ©passer. Pour autant, il ne veut pas ĂȘtre perçu comme un ĂȘtre plus sensible que le commun des mortels. Avoir un grand cƓur est une qualitĂ© humaine qui ne dĂ©pend pas d’un statut social ou d’une condition physique. « La seule diffĂ©rence pour un aveugle, c’est l’obligation d’ĂȘtre le meilleur dans sa discipline car son handicap est son premier obstacle. Au-delĂ  de ça, que l’on soit voyant ou non voyant ne change rien Ă  votre sensibilitĂ©. Je ne pense pas qu’un aveugle perçoive diffĂ©remment les vibrations d’une musique. Les musiciens aveugles ressentent, commentent et s’expriment, sur la rĂ©alitĂ© du monde avec la mĂȘme acuitĂ© que n’importe quel ĂȘtre humain sur cette planĂšte ». (Raul Midon, dĂ©cembre 2024)

    Nul doute que les vibrations et Ă©motions que vous ressentirez Ă  l’écoute de Lost and Found lĂ©gitimeront le discours toujours pertinent de ce multi-instrumentiste attachant.

    ⇒ Le site de Raul Midon.

  • Depuis sa disparition en aoĂ»t 2018, la chanteuse Aretha Franklin n’a jamais rĂ©ellement cessĂ© d’occuper nos esprits. Films biographiques, documentaires, rĂ©Ă©ditions, l’industrie de la musique ne manque pas une occasion de commĂ©morer cette artiste unique. Un nouveau livre vient parfaire notre connaissance de son Ă©popĂ©e tumultueuse. FrĂ©dĂ©ric Adrian, dĂ©jĂ  auteur d’ouvrages consacrĂ©s Ă  Otis Redding, Marvin Gaye, Ray Charles, Stevie Wonder et Nina Simone, se penche sur les gloires et les dĂ©boires d’une icĂŽne incontestable.

    Fort documentĂ©, ce nouveau rĂ©cit ne prend pas position. L’auteur se contente de suivre pas Ă  pas les diffĂ©rentes Ă©tapes d’une destinĂ©e unique en veillant Ă  restituer avec le plus d‘authenticitĂ© possible les faits tels qu’ils se sont dĂ©roulĂ©s. C’est ainsi que l’on assiste Ă  l’évolution progressive d’une gamine dĂ©jĂ  trĂšs douĂ©e, chaperonnĂ©e par la flamboyance d’un pĂšre pasteur dont le mode de vie libertarien contraste avec ses obligations clĂ©ricales. Au fil des pages, la volontĂ© d’indĂ©pendance de la jeune Aretha Franklin s’affirme. Certes, les premiĂšres annĂ©es sont davantage tournĂ©es vers un jazz soyeux que sa voix magnifie avec grĂące et affirmation mais bientĂŽt sa rĂ©elle identitĂ©, pĂ©trie de Soul et de Gospel, jaillit dans les enregistrements pour le label Atlantic.

    AprĂšs avoir rĂ©vĂ©lĂ© une tessiture Ă©lastique dans les studios Columbia au dĂ©but des annĂ©es 60, c’est bien Ă  la fin de cette mĂȘme dĂ©cennie que son ascension se confirme. Aretha Franklin devient une reine de l’art vocal et multiplie les succĂšs grĂące Ă  ses prouesses mĂ©lodiques et une ribambelle de classiques parfaitement adaptĂ©s Ă  son immense talent. « Respect », « Chain of Fools », « Natural Woman », « Say a Little Prayer », entreront dans le patrimoine populaire amĂ©ricaine. Aretha Franklin inscrira alors son nom dans « L’épopĂ©e des Musiques Noires ». Ses prestations scĂ©niques seront tout aussi percutantes, notamment au Fillmore West de San Francisco en 1971 ou dans la Missionary Baptist Church de Los Angeles en 1972, lors d’une cĂ©lĂ©bration pleine de ferveur du rĂ©pertoire sacrĂ©.

    Ce dĂ©sir d’abandon spirituel a peut-ĂȘtre Ă©tĂ© l’exutoire dont son Ăąme sensible avait indubitablement besoin pour Ă©chapper au poids de la notoriĂ©tĂ©. Aretha Franklin n’était pas facile Ă  vivre. Ses frasques, exigences et caprices rĂ©vĂ©laient certainement un mal-ĂȘtre que FrĂ©dĂ©ric Adrian tente de circonscrire dans son ouvrage. Lorsqu’elle quitte Atlantic Records pour Arista Records, elle est une personnalitĂ© majeure de l’AmĂ©rique noire, citoyenne engagĂ©e, artiste respectĂ©e, mais une femme tourmentĂ©e par les soubresauts de sa vie personnelle. Elle veut impĂ©rativement rester dans l’air du temps. Alors, avec plus ou moins de maĂźtrise ou de clairvoyance, elle s’acoquine avec les interprĂštes en vogue. Ici avec Annie Lennox, lĂ  avec George Michael. SĂ©duire un nouveau public devient son obsession mais Aretha Franklin se perdra, parfois, dans des productions clinquantes que sa voix seule ne permettra pas toujours d’illuminer. Au crĂ©puscule d’une aventure humaine trĂ©pidante, elle se plaisait Ă  affirmer avec un brin d’insolence que sa seule hĂ©ritiĂšre serait : « Aretha » elle-mĂȘme !

    « Aretha Franklin », la biographie de Frédéric Adrian est disponible aux éditions Le Mot et Le Reste.

    - Éditions Le Mot et le Reste : le livre «Aretha Franklin» de FrĂ©dĂ©ric Adrian

    - Le site Aretha Franklin.

  • Aux cĂŽtĂ©s de Louis Armstrong, Count Basie ou Ella Fitzgerald, Eddie « Lockjaw » Davis a Ă©tĂ© un accompagnateur fougueux dont la sensibilitĂ© jazz au saxophone continue d’ĂȘtre Ă©tudiĂ©e au XXIĂš siĂšcle. Son homologue, James Carter, se plaĂźt Ă  interprĂ©ter ses Ɠuvres depuis quelques mois sur les scĂšnes internationales. Le 23 octobre 2024, il rendait hommage Ă  son aĂźnĂ© lors du festival « Jazz en TĂȘte » Ă  Clermont-Ferrand.

    James Carter accorde beaucoup d’importance Ă  la prĂ©servation du patrimoine. Dans le passĂ©, il s’était dĂ©jĂ  intĂ©ressĂ© aux rĂ©pertoires de ses aĂźnĂ©s. Ses hommages Ă  Django Reinhardt et Ă  Billie Holiday avaient fait sensation et l’avaient hissĂ© au rang des grands instrumentistes de notre temps. Depuis qu’il a acceptĂ© le rĂŽle informel de conseiller culturel du « Minton’s Playhouse », un historique club de New York oĂč se produisirent les plus grands noms du jazz, il s’est mis en tĂȘte de cĂ©lĂ©brer l’un de ses mentors, le regrettĂ© Eddie Lockjaw Davis, qu’il croisa furtivement en 1985. Il a, depuis cette date, conservĂ© dans l’oreille l’ñpretĂ© dĂ©licieuse de ce swinguant virtuose qu’il veut honorer en lui dĂ©diant un album. Faire vivre, au XXIĂš siĂšcle, les Ɠuvres d’autrefois en les actualisant est une maniĂšre de transmettre un savoir aux gĂ©nĂ©rations futures. James Carter en est convaincu !

    « Je pense que le fait de m’appliquer Ă  jouer ces rĂ©pertoires m’impose de raconter une Ă©popĂ©e et, d’une certaine maniĂšre, de m’improviser « historien ». Il faut sans cesse rappeler que nos aĂźnĂ©s nous ont transmis un hĂ©ritage toujours vivace aujourd’hui. Il est trĂšs important, Ă  mes yeux, de rĂ©pĂ©ter cela indĂ©finiment. Il faut leur rendre justice. Trop souvent, leurs noms disparaissent dans les oubliettes de l’histoire. On ne peut pas se contenter de quelques traces discographiques succinctes alors que le patrimoine de nos aĂźnĂ©s est si imposant. Si les jeunes aujourd’hui n’ont pas la possibilitĂ© de dĂ©couvrir par eux-mĂȘmes le jazz d’hier, il faut que nous les incitions Ă  s’y intĂ©resser. Quand nous parlons de nos souvenirs de l’histoire du jazz, les jeunes ont le rĂ©flexe quasi-instantanĂ© d’aller sur Internet et de regarder sur YouTube les vidĂ©os des artistes que nous Ă©voquons. De mon temps, il fallait qu’une opportunitĂ© se prĂ©sente pour que nous puissions assister Ă  la projection d’archives sur grand Ă©cran. Nous n’avions pas immĂ©diatement accĂšs aux archives des grands noms du jazz. Il fallait attendre que le cinĂ©ma du quartier propose une projection spĂ©cifiquement consacrĂ©e Ă  nos hĂ©ros d’antan. Quand j’étais gamin, il fallait espĂ©rer tomber au hasard sur un programme jazz Ă  la tĂ©lĂ©vision. Et c’était trĂšs rare ! Aujourd'hui, il suffit de faire une requĂȘte sur Internet et vous pouvez voir tout ce que vous voulez ! Je pense que la jeune gĂ©nĂ©ration n'a pas conscience du privilĂšge qui est le sien. Pour nous, regarder une vidĂ©o d’un jazzman historique Ă©tait unique. Il faut s'assurer que ce moment de la dĂ©couverte reste un Ă©vĂ©nement et ne soit pas banal aux yeux des jeunes spectateurs. (James Carter au micro de Joe Farmer)

    James Carter a 55 ans. Il sait qu’il est au milieu du chemin qui le mĂšnera Ă  la respectabilitĂ©. Ses modĂšles ont suivi le mĂȘme parcours, ont tĂątonnĂ©, ont hĂ©sitĂ©, se sont interrogĂ©s et ont finalement brillĂ©. Ses homologues saxophonistes lui ont donnĂ© des clĂ©s de comprĂ©hension qu’il doit choyer et perpĂ©tuer.

    « Pour que les jeunes s’intĂ©ressent au patrimoine et se mettent autour d’une table pour en discuter, il faut donner de sa personne. C’est un enjeu essentiel. Il faut, au moins, leur dire que certaines personnalitĂ©s ont existĂ©. Libres Ă  eux de relier les diffĂ©rents Ă©pisodes de ma narration en allant chercher, par eux-mĂȘmes, d’autres documents. C’est ainsi que naĂźt la curiositĂ©. En les plongeant progressivement dans une quĂȘte personnelle, leur individualitĂ© se dĂ©veloppera plus vite. Si certains d’entre eux envisagent de devenir musiciens, ils auront une identitĂ© artistique plus forte et solide. Ils comprendront ce que signifie : « se transcender ». Ils pourront plus facilement s’adresser au plus grand nombre. Ce n’est pas qu’une question de style musical. C’est un mode de vie, une attitude, l’expression d’un sentiment profond. Parfois, vous avez le blues, Ă  un autre moment, vous ĂȘtes enthousiaste. Il faut savoir interprĂ©ter ces Ă©motions et c’est ce que nous ont transmis nos aĂźnĂ©s. Il ne faut pas hĂ©siter Ă  ĂȘtre soi-mĂȘme et Ă  inciter la jeune gĂ©nĂ©ration Ă  s’exprimer librement. La musique est justement un trĂšs bon vecteur d’affirmation personnelle ». (James Carter sur RFI)

    Le prochain album de James Carter sera enregistrĂ© au « Minton’s Playhouse » oĂč, nous l’a-t-il assurĂ©, il compte raviver l’esprit de son hĂ©ros, Eddie « Lockjaw » Davis. Il nous donne rendez-vous en 2025 pour dĂ©couvrir cette prestation nĂ©cessairement rĂ©vĂ©rencieuse.

    â–ș Le site de James Carter.

  • Le XXIĂš siĂšcle voit le jaillissement crĂ©atif de nouveaux musiciens et interprĂštes dont la hardiesse n’émousse pas un profond respect pour la tradition. Lors du 37Ăš festival « Jazz en TĂȘte » Ă  Clermont-Ferrand, le jeune pianiste amĂ©ricain Sean Mason a dĂ©montrĂ© que la vigueur de son jeu pouvait aisĂ©ment Ă©pouser celle de ses aĂźnĂ©s.

    Originaire du sud des États-Unis, Sean Mason parvient Ă  restituer l’humeur ancestrale de sa terre natale en jouant avec les tonalitĂ©s de son temps. Il n’a pas 30 ans mais, dĂ©jĂ , s’affirme comme un virtuose. Ses diffĂ©rents projets discographiques illustrent son dĂ©sir farouche de conjuguer inventivitĂ© joviale et interprĂ©tation patrimoniale. Son dernier album en date, « The Southern Suite », est une ode Ă  la Caroline du Nord qui l’a vu naĂźtre. « À travers cet album, j’essaie de restituer les Ă©motions que j’éprouvais, gamin, dans le sud des États-Unis. Il s’agissait de sentiments positifs Ă  l’époque. Je veux que ma musique soit Ă©galement positive. Ce furent des moments heureux mĂȘme si l’image que l’on a du Sud est plutĂŽt rude. En tout cas, le souvenir que j’ai de mon enfance dans cette rĂ©gion ne correspond pas aux stĂ©rĂ©otypes colportĂ©s depuis des dĂ©cennies. HonnĂȘtement, il s’agit certainement de l’endroit le plus authentique que je connaisse aux États-Unis. Je voulais, prĂ©cisĂ©ment, reflĂ©ter cet aspect des choses dans mon album. Il est Ă©vident qu’il y eut des moments difficiles dans le sud des États-Unis autrefois, il y avait beaucoup de racisme, et Ă  certains endroits bien spĂ©cifiques, la sĂ©grĂ©gation existe toujours mais il y a un esprit communautaire qui subsiste, une forme de solidaritĂ© que je trouve rassurante et authentique ». (Sean Mason au micro de Joe Farmer)

    Sean Mason a, ces derniers mois, multipliĂ© les expĂ©riences artistiques. Avec la poĂ©tesse Mahogany L. Brown, il a attestĂ© qu’un message social mis en musique pouvait susciter une rĂ©flexion positive. Avec la chanteuse Catherine Russell, il a insistĂ© sur l’intemporalitĂ© d’un rĂ©pertoire historique. Une fois de plus, son esprit vif a Ă©clairĂ© les contrastes. Lors de sa prestation, le 22 octobre 2024, en ouverture du 37Ăš festival « Jazz en TĂȘte », Sean Mason a fait l’unanimitĂ©. Ses prouesses techniques, sa science harmonique et mĂ©lodique, son toupet d’improvisateur innĂ©, sont des signes audibles d’une maestria en pleine Ă©volution. Ce jeune homme s’épanouit avec grĂące dans un univers sonore qui, pour lui, n’a pas de limites. « HonnĂȘtement, un prĂ©lude de Bach et une Ɠuvre de Louis Armstrong sont, Ă  mes yeux, aussi importants l’un que l’autre. Pour moi, ils atteignent des niveaux d’excellence que je ne veux pas comparer. Je suis d’ailleurs enchantĂ© d’avoir la possibilitĂ© de comprendre ces vocabulaires musicaux diffĂ©rents et de prendre autant de plaisir en les Ă©coutant qu’en les interprĂ©tant. Je comprends parfaitement ce que voulait dire Ahmad Jamal lorsqu’il parlait de « musique classique amĂ©ricaine ». Le jazz est la musique classique amĂ©ricaine. Je partage ce besoin d’élever l’art Ă  un niveau d’excellence que les musiciens classiques parviennent Ă  atteindre. Ce qui m’importe le plus, c’est que nous soyons tous d’accord sur la dĂ©finition que nous donnons aux musiques que nous Ă©coutons ». (Sean Mason, 22 octobre 2024)

    Sean Mason devrait trĂšs rapidement briller dans la lumiĂšre des projecteurs car son nom vient d’ĂȘtre retenu pour figurer dans le palmarĂšs des Grammy Awards 2025. Suspense


    â–ș Le site de Sean Mason.

    Les programmateurs du festival « Jazz en TĂȘte » ont d’ailleurs le nez creux puisqu’une autre Ă©toile Ă  l’affiche de l’édition 2024 se voit Ă©galement nominĂ©e pour la prochaine cĂ©rĂ©monie des Grammys. Elle s’appelle Christie Dashiell. Cette jeune chanteuse africaine-amĂ©ricaine s’est illustrĂ©e dans le collectif « Black Lives – From Generation to Generation » dont elle partage avec sincĂ©ritĂ© l’intention et le vƓu de concorde universelle. Elle aussi est une artiste respectueuse du patrimoine lĂ©guĂ© par ses aĂŻeux qu’elle salue Ă  sa façon en dĂ©veloppant une tessiture vocale pĂ©trie de rĂ©fĂ©rences musicales Ă©chappĂ©es de « L’épopĂ©e des Musiques Noires ».

    À Clermont-Ferrand, le 24 octobre 2024, elle prĂ©sentait pour la premiĂšre fois en France son nouvel album Journey in Black. Ce disque palpitant rĂ©vĂšle un engagement artistique et citoyen certain. Christie Dashiell vit au XXIĂš siĂšcle et a conscience que les enjeux de sa gĂ©nĂ©ration mĂ©ritent d’ĂȘtre exposĂ©s. Pour cela, il faut dialoguer, communiquer, confronter les idĂ©es. Un vrai dĂ©fi quand le repli sur soi est devenu la norme. « Il est trĂšs aisĂ© aujourd'hui de s’isoler, notamment, quand les rĂ©seaux sociaux occupent tout notre temps et notre esprit. Nous avons tendance Ă  ne plus chercher le contact avec nos contemporains mĂȘme si nous sommes surinformĂ©s. Cela peut crĂ©er de la discorde car nous interprĂ©tons souvent maladroitement ce que nous lisons de maniĂšre partielle. Par consĂ©quent, je fais l’effort d’aller Ă  la rencontre du public pour constater qu’il est toujours composĂ© d’ĂȘtres humains et, parfois, il arrive mĂȘme que nous ayons les mĂȘmes convictions, les mĂȘmes espoirs. Rien que cela peut changer l’atmosphĂšre qui rĂšgne autour de vous. Le simple fait de regarder les yeux de votre interlocuteur, d’entendre le son de sa voix, peut susciter la conversation ». (Christie Dashiell sur RFI)

    Le cheminement artistique de Christie Dashiell lui permet de virevolter entre les diffĂ©rents accents de « L’épopĂ©e des Musiques Noires ». Jazz, Soul, Gospel, elle ne veut pas choisir car elle est tout cela Ă  la fois. Sa force expressive seule dĂ©joue les catĂ©gories. Elle est une interprĂšte inspirĂ©e qui a charmĂ© les spectateurs du festival « Jazz en TĂȘte ». Son ouverture d’esprit et sa gĂ©nĂ©rositĂ© naturelle nourrissent son indĂ©niable talent. À nous de savoir le saisir Ă  chacune de ses prestations. « Chanter et composer le rĂ©pertoire de cet album m’a permis de voir le monde diffĂ©remment. Cela m’a permis de voyager et c’est un excellent moyen de se confronter aux rĂ©alitĂ©s de cette planĂšte. Je pense donc que le second volet de cet album « Journey in Black » me permettra d’avoir une acuitĂ© encore plus fine du monde qui m’entoure ». (Christie Dashiell, le 24 octobre 2024)

    Christie Dashiell se produira avec le collectif « Black Lives - From Generation to Generation », le 22 novembre à Gand en Belgique, le 23 novembre à Cenon en France et le 24 novembre 2024 à Limoges en France.

    â–ș Le site de Christie Dashiell.

  • Disparu le 3 novembre 2024 Ă  l’ñge de 91 ans, Quincy Jones sera, Ă  tout jamais, associĂ© Ă  son travail d’orfĂšvre aux cĂŽtĂ©s de Michael Jackson. Mais que retiendra-t-on de ses autres faits d’armes ? Connaissons-nous vraiment son travail d’arrangeur, de compositeur et de chef d’orchestre ?

    Son statut de jeune soliste Ă  la trompette dans l’orchestre du vibraphoniste Lionel Hampton, au dĂ©but des annĂ©es 1950, lui a ouvert l’esprit et a nourri son goĂ»t pour l’improvisation car, pour ĂȘtre un musicien de jazz Ă©clairĂ©, il ne faut pas hĂ©siter Ă  jouer avec les diffĂ©rents accents des musiques populaires. Quincy Jones le comprit trĂšs vite et s’amusa toute sa vie Ă  tordre les conventions pour inventer son propre univers sonore, exigeant et Ă©clectique. « Tout n'est qu'une question de libertĂ©. Le jazz c'est la libertĂ©. Quand j'Ă©tais jeune, des gens comme Clark Terry, Benny Carter ou Ray Charles, m'ont vĂ©ritablement Ă©paulĂ©, et il est de mon devoir aujourd'hui de faire de mĂȘme avec la jeune gĂ©nĂ©ration. Elle reprĂ©sente l'avenir. Avec dĂ©licatesse et sensibilitĂ©, tous ces jeunes transmettront Ă  leur tour le message du jazz. Ray Charles a Ă©tĂ© le premier Ă  me donner un petit coup de pouce. Il m'a mĂȘme appris Ă  lire la musique en braille. N'oubliez pas qu'il n'est devenu aveugle qu'Ă  l'Ăąge de six ans. Il savait donc Ă  quoi ressemblait une partition. Quand j'Ă©voluais dans l'orchestre de Lionel Hampton, je cĂŽtoyais lĂ  aussi d'excellents musiciens, je pense Ă  Clifford Brown, Art Farmer, Benny Bailey, Jimmy Cleveland. C'Ă©tait un orchestre qui faisait danser les gens. Lionel Hampton et Louis Jordan ont crĂ©Ă© ce que l'on appelait le rhythm and blues dont la communautĂ© blanche s'est emparĂ©e pour crĂ©er le rock'n'roll ». (Quincy Jones au micro de Joe Farmer)

    De ses premiers pas d’interprĂšte dans les grandes formations swing d’antan Ă  ses exploits de producteur inspirĂ© aux cĂŽtĂ©s des principales figures de la pop, du funk, de la soul-music ou du rap, Quincy Jones a vĂ©cu intensĂ©ment sa passion artistique avec ce regard et ce sourire malicieux qui semblaient dĂ©fier ses dĂ©tracteurs. L’AmĂ©rique raciste lui avait appris la dĂ©fiance et la mĂ©fiance. Pour se faire respecter, il devait devenir incontournable. L’avait-il voulu ? Sa force de caractĂšre a-t-elle accĂ©lĂ©rĂ© son ascension ? Son flair fut-il son meilleur atout ? Difficile de dĂ©finir prĂ©cisĂ©ment le moteur de son hyperactivitĂ© crĂ©ative. Il faut croire que son application Ă  rĂ©aliser avec soin les meilleurs enregistrements porta ses fruits et contribua Ă  Ă©crire sa glorieuse histoire. Dans sa mĂ©moire vive, s’entrechoquaient des images, des sons, des rencontres, des conversations, des anecdotes et des dates plus marquantes les unes que les autres, comme ce 8 juillet 1991 lorsqu’il invita son ami Miles Davis Ă  rĂ©interprĂ©ter ses Ɠuvres d’antan sur la scĂšne du Montreux Jazz Festival en Suisse. « C'Ă©tait quelque chose de voir Miles Davis Ă  65 ans se dĂ©battre avec une musique qu'il n'avait pas jouĂ©e depuis l'Ăąge de 25 ans. J'avais assistĂ© Ă  la session d'enregistrement originel. Il avait enregistrĂ© coup sur coup « Kind of Blue » et « Miles Ahead » avec Gil Evans dans les studios Columbia de la 30Ăšme rue Ă  New York. Je revois encore John Coltrane et Cannonball Adderley dĂ©couvrant les partitions de « Kind of Blue ». Quelque 60 ans plus tard, ces albums sont devenus des classiques et, honnĂȘtement, on n'a pas fait mieux depuis. Lors du concert Ă  Montreux, c'est la premiĂšre fois que je voyais Miles Davis sourire au public. Habituellement, il tournait le dos aux spectateurs mais cette fois-lĂ  il Ă©tait heureux et j'Ă©tais enchantĂ© de lui avoir apportĂ© cette joie ». (Quincy Jones sur RFI – Juillet 2017)

    Cette gĂ©nĂ©rositĂ© de cƓur, ce besoin viscĂ©ral de porter des projets ambitieux, parfois pĂ©rilleux, cette Ă©coute attentive pour le talent de ses contemporains, qu’ils soient aguerris ou balbutiants, cette attitude finalement altruiste, toutes ces valeurs humaines l’ont hissĂ© au firmament des personnalitĂ©s universelles. Quincy Jones fut tout simplement unique !

    â–ș Quincy Jones sur Qwest TV.

  • Christophe Ylla-Somers s’est plongĂ© dans l’histoire tortueuse de la communautĂ© africaine-amĂ©ricaine de 1619 Ă  nos jours. Il constate dans son livre, « Le Son de la RĂ©volte », que le nouveau monde ne fut jamais la terre d’égalitĂ©, de justice et de dĂ©mocratie, prĂŽnĂ©e par les premiers colons europĂ©ens. Les États-Unis se sont construits sur un dĂ©sĂ©quilibre social patent que les arts ont souvent dĂ©noncĂ©. Alors que l’élection du 5 novembre 2024 attise les tensions outre-Atlantique, nous explorons en musique quatre siĂšcles de rĂ©bellion et de contestation.

    DĂšs l’instauration du commerce triangulaire, la vie des Africains expatriĂ©s contre leur grĂ© vers des territoires inconnus devint un calvaire innommable. Les traditions et coutumes ancestrales rĂ©sistĂšrent cependant Ă  l’oppression, aux brimades et humiliations de toutes sortes. Cette empreinte identitaire s’exprima dans des chants de complainte Ă©mouvants dont la teneur de plus en plus protestataire traversa les siĂšcles. Le poĂšte et dramaturge Amiri Baraka rĂ©pĂ©tait sans cesse ce simple constat : « À partir du moment oĂč nous avons embarquĂ© sur ces bateaux, nous avons commencĂ© Ă  chanter ! Quelle que soit la forme d’expression, le message a toujours Ă©tĂ© le mĂȘme : « Laissez-moi sortir ! Laissez-moi tranquille ! Cessez de vouloir transformer ma vie ! ». Avant mĂȘme que nous ne soyons en contact avec les AmĂ©ricains, nous chantions dĂ©jĂ  le dĂ©sespoir, dans le dialecte local, puis dans un langage afro-amĂ©ricain. Depuis toujours, nous chantons la contestation. Comment voulez-vous que nous ayons des paroles positives ? Quand on vous pourrit la vie depuis des lustres, comment ĂȘtre optimiste et voir les choses du bon cĂŽtĂ© ? On ne sait pas ce qu’est le bonheur ! Quand votre existence, c’est l’esclavage, vous ne dĂ©cidez pas de protester, vous protestez instinctivement ». (Amiri Baraka au micro de Joe Farmer – RFI - FĂ©vrier 2004)

    Dans les spirituals ou dans le blues, dans le rĂ©pertoire sacrĂ© ou dans les mĂ©lodies profanes, le besoin de trouver le rĂ©confort est omniprĂ©sent. Cette aspiration Ă  une libertĂ© pleine et entiĂšre se fracasse pourtant souvent sur une rĂ©alitĂ© plus Ăąpre et violente qui conduit irrĂ©mĂ©diablement les victimes d’injustices Ă  se rebeller. Si l’appel Ă  une rĂ©sistance passive du pasteur Martin Luther King reste dans les mĂ©moires, ce sont davantage les Ɠuvres militantes qui rĂ©sonnent aujourd’hui avec force dans « L’épopĂ©e des Musiques Noires ». Le manifeste du batteur Max Roach, « We Insist ! Freedom Now Suite », est devenu un marqueur de la fronde artistique des jazzmen en 1960. Le pamphlet du bluesman J.B Lenoir, « Alabama Blues », en 1963 est lui aussi redoutablement efficace. Le brĂ»lot de Nina Simone, « Mississippi Goddam », en 1964 s’inscrit Ă©galement dans le tumulte des annĂ©es de lutte. DĂ©cennies aprĂšs dĂ©cennies, l’activisme musical s’est transformĂ© et les prises de positions tranchĂ©es ont accompagnĂ© les Ă©volutions stylistiques des instrumentistes africains-amĂ©ricains.

    « Le Son de la RĂ©volte » constate avec acuitĂ© l’impossibilitĂ© de faire valoir son statut de citoyen amĂ©ricain quand la couleur de peau interdit l’égalitĂ© des chances. Il subsiste alors la revendication permanente que les arts peuvent porter. Les prĂȘches harmonieux des cantiques religieux, comme la poĂ©sie cadencĂ©e de rappeurs dĂ©terminĂ©s, traduisent la mĂȘme frustration et le mĂȘme dĂ©sir d’ĂȘtre respectĂ©. Lorsque Sam Cooke chantait « A change is gonna come », quel avenir envisageait-il ? Les tourments de son Ă©poque ont-ils changĂ© la donne ? La politique amĂ©ricaine a-t-elle tirĂ© les leçons du mouvement des droits civiques, de la poussĂ©e de fiĂšvre « Black Lives Matter » ? L’examen de conscience est-il possible outre-Atlantique ? Les musiciens ont-ils la clĂ© de cette Ă©nigme ? Ces interrogations lĂ©gitimes rythment notre lecture avide de cet ouvrage riche et fort documentĂ© paru aux Ă©ditions « Le Mot et Le Reste ».

    â–ș «Le Son de la RĂ©volte», Ă©ditions Le Mot et le Reste.

  • De longue date, les Ă©changes transatlantiques entre musiciens africains et amĂ©ricains ont nourri l’histoire du blues. Dans le passĂ©, Ry Cooder et Ali Farka TourĂ©, Eric Bibb et Habib KoitĂ©, Taj Mahal et Bassekou KouyatĂ©, Mighty Mo Rodgers et Baba Sissoko, ont appris Ă  dialoguer et ont suscitĂ© un esprit de partage et de tolĂ©rance. Le Trio Soba Ă©pouse, Ă  son tour, cet Ă©lan de gĂ©nĂ©rositĂ© collĂ©giale Ă  travers un album vibrant intitulĂ© Fiman.

    Moussa Koita (guitare), Vincent Bucher (harmonica) et Émile Biayenda (percussions) ont, tous trois, une identitĂ© culturelle spĂ©cifique mais ils partagent une vision commune du blues. Ils savent que cette forme d’expression nĂ©e aux États-Unis prend sa source sur le continent africain. La traite nĂ©griĂšre a projetĂ©, au fil des siĂšcles, des coutumes, des rythmes, des traditions, des danses jusqu’aux AmĂ©riques. Ce pont transatlantique invisible a permis, souvent dans la douleur, de maintenir un lien intercontinental que le blues prĂ©serve et perpĂ©tue. L’histoire de Soba s’inscrit dans cette longue Ă©volution stylistique mais se distingue par ses protagonistes. Si ces trois brillants instrumentistes jouent le blues avec ferveur, ce n’est pas seulement la lĂ©gende amĂ©ricaine qui les anime mais leurs Ă©changes complices sur scĂšne et hors de scĂšne.

    Que l’on soit BurkinabĂš, Français ou Congolais, le partage et l’enthousiasme permettent toutes les audaces. C’est ce qu’ont rapidement compris nos trois virtuoses qui ne relisent pas l’épopĂ©e amĂ©ricaine du blues mais inventent un autre rĂ©cit proche de leur quotidien, de leur rĂ©alitĂ©, de leur prĂ©sent. Chaque titre de l’album Fiman Ă©voque les enjeux de notre XXIĂš siĂšcle. Il peut arriver que certains sujets Ă©voquĂ©s rejoignent les prĂ©occupations des anciens bluesmen africains-amĂ©ricains mais, au-delĂ  de l’humeur musicale, l’intention narrative est tout autre. Le trio Soba parle des dĂ©fis d’aujourd’hui : la solidaritĂ©, la voix du peuple, les inĂ©galitĂ©s sociales, l’exil, l’espoir d’une maison commune.

    Le parcours artistique et trĂšs Ă©clectique de ces trois compagnons de route n’interdit pas une Ă©coute sincĂšre et un respect mutuel. Leurs chemins ont fini par se croiser et leur entente cordiale a suscitĂ© un projet lumineux nourri par une camaraderie indiscutable. La tradition orale des griots africains rĂ©siste ainsi Ă  l’érosion du temps. Qu’ils se racontent Ă  Paris, Memphis, Ouagadougou ou Brazzaville, nos trois compĂšres portent une parole utile en ces temps de confrontation stĂ©rile, de dĂ©fiance systĂ©mique et d’invectives absurdes. Ne soyons pas sourds Ă  ce message unitaire si mĂ©lodieusement servi par les mots et les notes du blues africain ancestral.

    Rendez-vous le 13 novembre au Studio de l’Ermitage Ă  Paris et le 17 novembre 2024 au festival « Blues Maron » sur l’üle de La RĂ©union pour acclamer le pertinent rĂ©pertoire du trio Soba.

    â–ș SOBA - Tounga (official video).

  • La chanteuse amĂ©ricaine Lizz Wright a un talent unique
 Elle sait jouer avec les diffĂ©rentes consonances des musiques afro-planĂ©taires. Sa tonalitĂ© vocale s’adapte Ă  de nombreux univers sonores. La Soul-Music, le Gospel, la Folk-Music, le Jazz, le Blues, nourrissent son expressivitĂ© depuis son tout premier album paru en 2003. 20 ans plus tard, cette voix pĂ©nĂ©trante continue d’ensorceler. Lizz Wright prĂ©sente aujourd’hui Shadow, sa derniĂšre lumineuse production inspirĂ©e par les enseignements de ses aĂźnĂ©s.

    Femme de convictions, Lizz Wright n’est cependant pas une activiste forcenĂ©e. Elle se voit d’abord comme une Ăąme sensible qui a appris Ă  choyer les vraies valeurs humaines et les dĂ©fend autant qu’elle le peut. Son statut d’artiste lui permet de transmettre des Ă©motions positives Ă  tous ceux qui l’écoutent et d’apaiser aussi ses propres tourments. Toujours en quĂȘte de sĂ©rĂ©nitĂ©, elle partage avec certaines de ses consƓurs cette aspiration Ă  une citoyennetĂ© Ă©quilibrĂ©e. Originaire de GĂ©orgie, elle a connu l’ñpretĂ© du sud des États-Unis, mais elle prĂ©fĂšre en donner une vision romantique que ses yeux d’enfant avaient magnifiĂ©.

    « Ma grand-mĂšre, Martha, avait l'habitude d’aller prier au pied d’un arbre prĂšs de sa maison. C’est une image dont je me souviendrai longtemps. Mon pĂšre me racontait beaucoup d’histoires Ă  ce sujet. Il y a dans le sud des États-Unis des contes et lĂ©gendes qui entretiennent le mythe des ancĂȘtres, qui dĂ©crivent le vent qui souffle, la pluie qui tombe, la nature qui s’épanouit. VoilĂ  ce que j'ai essayĂ© de restituer. Je veux tirer les leçons de ce que m’a enseignĂ© ma grand-mĂšre. Je me souviens de ses dĂ©clarations et de cette phrase qu’elle rĂ©pĂ©tait souvent : "J’aime tout le monde ! Je ne fais pas de diffĂ©rences !". Et, chaque fois, elle versait une larme en prononçant cette phrase. Quand j’étais gamine, je trouvais cela normal qu’une femme pieuse comme elle prononce de tels mots. Aujourd’hui, Ă  44 ans, je rĂ©alise que plus personne ne dit de telles choses, mĂȘme mes parents ! Je comprends aujourd’hui que ma grand-mĂšre me montrait la voie Ă  suivre et me faisait prendre conscience de la duretĂ© de ce monde troublĂ©. Elle m’a donnĂ© le courage de revendiquer ma place sur cette planĂšte sans attendre que quelqu’un ne me l’octroie. Je veux ĂȘtre responsable de l’amour que je donne et ne pas ĂȘtre un Ă©tranger pour autrui. VoilĂ  les belles valeurs que ma grand-mĂšre m’a transmises. » (Lizz Wright au micro de Joe Farmer)

    RĂ©vĂ©lĂ©e grĂące Ă  l’album Salt, Lizz Wright a gagnĂ© en confiance en participant en 2009 Ă  la tournĂ©e Sing the truth en hommage Ă  la regrettĂ©e Nina Simone. C’est Ă  ce moment prĂ©cis, aux cĂŽtĂ©s de Dianne Reeves, AngĂ©lique Kidjo et Lisa Simone, qu’elle a pris conscience que son avenir se jouerait sur scĂšne. « Nous voulions honorer la mĂ©moire de Nina Simone en mettant nos voix au service de son rĂ©pertoire. Nous voulions dĂ©montrer combien son patrimoine musical Ă©tait riche et imposant. Nous voulions Ă©galement mettre en relief les diffĂ©rents thĂšmes qu’elle Ă©voquait dans ses chansons. Et surtout, nous voulions revitaliser l’émotion de sa voix. Je serai toujours reconnaissante Ă  Danny Kapilian, le producteur de ce spectacle, de m’avoir conviĂ©e Ă  participer Ă  ce projet. Cette sollicitation tombait Ă  pic, car j’hĂ©sitais vraiment entre deux carriĂšres, la musique ou la cuisine. Il se trouve que mes colistiĂšres sur scĂšne Ă©taient aussi des cordons bleus. Finalement, je faisais une pierre deux coups. Je n’avais plus de choix Ă  faire ! » (Lizz Wright sur RFI)

    Sur son dernier album, Shadow, Lizz Wright s’est entourĂ©e de partenaires de choix dont la bassiste Meshell Ndegeocello. Leur complicitĂ© artistique rayonne sur le titre Your Love scellant une camaraderie sincĂšre qui dĂ©passe la collaboration artistique. Lizz Wright ne se prive d’ailleurs pas de faire la promotion de sa nouvelle partenaire dont elle ne tarit pas d’éloges. « Meshell est certainement l’une des plus grandes artistes de notre temps qui conjugue plusieurs disciplines. Elle est une bassiste super funky ! Elle est une fabuleuse compositrice, elle a beaucoup de sensibilitĂ©, elle transmet beaucoup d’émotions, et je suis trĂšs heureuse d’ĂȘtre son amie. Je vous recommande d’ailleurs d’écouter son dernier projet consacrĂ© Ă  James Baldwin. Si vous avez l’opportunitĂ© de voir ce spectacle sur scĂšne, ne vous en privez pas. J'ai eu la chance d'assister Ă  une reprĂ©sentation Ă  Chicago et j’en suis ressortie tout Ă©mue. Il se trouve, de surcroĂźt, que je suis une fan de James Baldwin. Je partage les valeurs humaines de Meshell. Je les exprime peut-ĂȘtre diffĂ©remment, mais nous considĂ©rons toutes les deux que l’amour et l’honnĂȘtetĂ© sont les piliers de la paix universelle quand tant de souffrances troublent ce monde. Parfois, il est bon de se regarder dans le miroir et de se demander oĂč l’on va et qui l’on est. Nina Simone a dit un jour : "Le devoir de l’artiste est de montrer la voie et de reflĂ©ter le temps prĂ©sent." Nous devons unir toutes nos voix pour atteindre ce but. » (Lizz Wright – Octobre 2024)

    Lizz Wright est une femme fort respectable dont les mots choisis appellent Ă  notre examen de conscience. Écoutons-la se raconter et prenons exemple. Sa poĂ©sie musicale prend sa source dans une Ă©popĂ©e lointaine façonnĂ©e par ses ancĂȘtres.

    â–șSite internet de Lizz Wright.

  • Au tournant des annĂ©es 70, le jazz afro-amĂ©ricain Ă©pouse les rythmes scintillants du funk, l’énergie du rock et la richesse des cultures mondiales. Cette fusion des styles et des sources sonores inspire alors le pianiste Herbie Hancock en quĂȘte perpĂ©tuelle de nouvelles expĂ©riences. Il crĂ©e en 1973 les Headhunters, formation Ă  gĂ©omĂ©trie variable qui Ă©pousera l’esprit d’ouverture de cette Ă©poque psychĂ©dĂ©lique Ă©chevelĂ©e. Un demi-siĂšcle plus tard, deux membres historiques de ce groupe lĂ©gendaire, Bill Summers et Mike Clark, se souviennent de cette aventure Ă©pique.

    « Je fais partie de ce groupe depuis 1974. J’aime ĂȘtre en compagnie de mes amis musiciens car c’est toujours un dĂ©fi de crĂ©er de la musique avec eux. Nous prenons beaucoup de plaisir Ă  ĂȘtre ensemble, nous rigolons bien. Nous avons voyagĂ© Ă  travers la planĂšte avec Bill et nous avons rencontrĂ© des milliers de personnes. Nous avons vĂ©cu des moments absolument incroyables. Certains membres du groupe nous ont quittĂ©s, d’autres sont arrivĂ©s, ce fut une expĂ©rience humaine trĂšs enrichissante tant au niveau spirituel que musical ». (Mike Clark, batteur des Headhunters).

    Bill Summers et Mike Clark sont deux musiciens issus de cultures diffĂ©rentes. Ils ont appris Ă  se connaĂźtre, Ă  s’apprivoiser et Ă  se respecter Ă  travers ce compagnonnage musical sincĂšre. S’il y a une constante dans l’intention artistique des Headhunters, c’est la dĂ©fense des patrimoines ancestraux et l’ouverture d’esprit. Les deux piliers du groupe ont fini par harmoniser leur propos alors que tout pouvait les opposer. Chacun a fait un pas vers l’autre et il est plaisant de les entendre narrer l’évolution progressive de leur prise de conscience jusqu’à la source africaine de l’expression artistique.

    « Notre contribution individuelle reprĂ©sente les piĂšces d’un puzzle planĂ©taire. Nous avons tous un rĂŽle Ă  jouer mais le jazz ne repose pas uniquement sur l'apport africain. Si l'on prend le corps humain comme symbole, le cƓur est africain mais les bras, les jambes, les mains, les doigts, les orteils proviennent de diffĂ©rentes rĂ©gions du monde. Ensemble, tous ces Ă©lĂ©ments composent un organisme vivant et multiculturel. Qu'importe de savoir si la tĂȘte est celle d'un Noir ou d'un Blanc. Du moment que le cerveau fonctionne, nous savons qu'il apportera la touche finale Ă  ce puzzle. Évidemment d'apparence, nous sommes diffĂ©rents. Un EuropĂ©en ne ressemble pas Ă  un Africain ni Ă  un Asiatique mais nous venons tous de la mĂȘme source. Nous avons juste fait Ă©voluer notre maniĂšre de rĂ©flĂ©chir et d'apprĂ©hender le monde. Mike et moi sommes deux ĂȘtres humains semblables mais nous reprĂ©sentons diffĂ©rentes branches de cet arbre dont le tronc est africain. Le sang qui coule dans nos veines est de la mĂȘme couleur mais nous ne percevons pas les choses forcĂ©ment de la mĂȘme maniĂšre. Il faut juste apprendre Ă  s'Ă©couter, Ă  recevoir des leçons et Ă  s'enthousiasmer... ». (Bill Summers, percussionniste des Headhunters).

    L’élan multiculturel des Headhunters est indĂ©niable. Les idĂ©es fusent continuellement dans ce groupe de virtuoses complices mais, derriĂšre cette propension Ă  marier les styles, il y a beaucoup de travail et une expĂ©rience Ă©prouvĂ©e. Depuis 50 ans, mĂȘme s’il y eut des absences prolongĂ©es, les Headhunters distillent un esprit de concorde entre les peuples Ă  travers une musique que tout le monde peut apprĂ©cier. D’abord Ă©tiquetĂ©s « jazz-rock » ou « jazz-funk », ils ont progressivement ouvert leur identitĂ© sonore Ă  d’autres tonalitĂ©s et peuvent ĂȘtre perçus comme de fervents partisans de la « sono mondiale ». Ils veulent juste conserver la libertĂ© que leur confĂšre leur statut de jazzmen.

    Le nouvel album des Headhunters, The Stunt Man, propulse encore plus loin ces incroyables instrumentistes au cƓur du XXIĂš siĂšcle. Leur musique, nĂ©e dans les annĂ©es 70, n’est pas si datĂ©e qu’on a pu le dire. Elle s’est adaptĂ©e aux Ă©poques, aux courants, aux modes, aux Ă©volutions sociales, aux goĂ»ts du public. Les Headhunters se produiront le 18 octobre 2024 au New Morning Ă  Paris, mais aussi Ă  Stockholm, Berlin, Milan, Varsovie, Ă  l’occasion du 50Ăš anniversaire du groupe.

    â–ș Site du groupe des Headhunters.

  • Les Parisiens qui ont assistĂ© aux grandes cĂ©lĂ©brations ƓcumĂ©niques de la chorale « Gospel pour 100 voix » connaissent indirectement la chanteuse amĂ©ricaine Linda Lee Hopkins. NĂ©e en Caroline du Nord aux États-Unis, elle s’est finalement installĂ©e en France au dĂ©but des annĂ©es 90 mais n’a jamais oubliĂ© la source de son inspiration. Elle nous prĂ©sente aujourd’hui Spirit & Soul, un album qui la rĂ©vĂšle enfin aprĂšs des dĂ©cennies aux cĂŽtĂ©s des grandes figures de « L’épopĂ©e des Musiques Noires ».

    Al Jarreau, Percy Sledge, Ray Charles, entre autres, ont Ă©tĂ© sĂ©duits par la mĂ©lodieuse tessiture de Linda Lee Hopkins mais le prestige de ces collaborations artistiques d’antan ne doit pas Ă©luder l’intention premiĂšre de porter une parole positive. Cette brillante artiste a aujourd’hui le dĂ©sir ardent de susciter un Ă©lan de bontĂ© et de gĂ©nĂ©rositĂ© Ă  travers ses scintillantes interprĂ©tations. Il fait dire que Linda Lee Hopkins sait, plus que quiconque, ce que le soutien moral signifie. EmbourbĂ©e autrefois dans un dĂ©dale de difficultĂ©s existentielles, elle a su remonter la pente et croire en son avenir.

    Sa foi l’a sauvĂ©e du prĂ©cipice et l’encourage chaque jour Ă  aller de l’avant. Son large sourire, son Ă©nergie et sa joie de vivre, dĂ©fient sans cesse ses anciens dĂ©mons. La chanson « Old Trouble », qui conclut son premier album sous son nom, est trĂšs explicite. Il faut trouver la force de rĂ©sister aux aspects les plus nĂ©gatifs d’une vie. Les souvenirs sont lĂ  mais ils ne doivent pas entamer l’enthousiasme du prĂ©sent. Croire en une bonne Ă©toile n’est pas un vain mot pour Linda Lee Hopkins. Sa spiritualitĂ© la protĂšge. Pour autant, le prosĂ©lytisme ne guide pas son discours. RĂ©sidente française depuis plus de 30 ans, l’esprit laĂŻque de sa terre d’adoption lui sied parfaitement. C’est au hasard de reprĂ©sentations en public qu’elle a pu noter les diffĂ©rences culturelles transatlantiques. L’attitude rĂ©tive des spectateurs français Ă  danser, chanter et battre la mesure, lors de messes gospel exaltantes, l’a d’abord surprise. Elle a alors redoublĂ© d’efforts pour que les codes sociaux s’effacent au profit d’une jubilation collĂ©giale.

    Comme elle aime Ă  le rappeler, vibrer sur un rĂ©pertoire sacrĂ© n’est pas dictĂ© par une croyance mais par un sentiment naturel d’abandon Ă  l’instant prĂ©sent. Profiter du moment sans s’inquiĂ©ter du regard des autres est le prĂ©alable au plaisir. Linda Lee Hopkins en est convaincue et le prouve chaque soir sur scĂšne. Aux cĂŽtĂ©s du guitariste Chris Lardeau, compositeur des principaux titres de son album, elle dĂ©fend avec beaucoup de persuasion cette vision bienveillante qui la hisse au rang des femmes de cƓur.

    â–ș Site officiel de Linda Lee Hopkins.

  • Bud Powell fut un pianiste prodigieux dont le talent subjugua ses contemporains, dont l’illustre Thelonious Monk. Affaibli physiquement et psychologiquement par les revers d’une destinĂ©e chaotique, il passera beaucoup de temps dans les hĂŽpitaux et maisons de repos, notamment en France, oĂč il rĂ©sidera Ă  la fin de sa vie. Le cinĂ©aste français Bertrand Tavernier s’inspira d’ailleurs indirectement de ce personnage insaisissable pour son film « Autour de minuit ». Bud Powell aurait eu 100 ans, le 27 septembre 2024.

    Earl Rudolph Powell naĂźt Ă  New York dans une famille de musiciens. Naturellement, son goĂ»t pour le jazz et la musique classique se dĂ©veloppe rapidement. Il Ă©volue trĂšs jeune dans de grandes formatons dont celle du trompettiste Cootie Williams. À cette Ă©poque, deux formes d’expression se cĂŽtoient aux États-Unis, le swing des Big Bands et le Be Bop de la gĂ©nĂ©ration montante. Bud Powell n’est alors qu’un observateur de cette confrontation stylistique qui oppose deux approches d’une mĂȘme culture jazz. De jeunes frondeurs, Miles Davis, Dizzy Gillespie, Charlie Parker ou Thelonious Monk, entre autres, s’autorisent une nouvelle lecture musicale qui bouscule le rĂ©pertoire de leurs aĂźnĂ©s, Duke Ellington, Cab Calloway ou Jimmie Lunceford. Bud Powell finira par Ă©pouser l’irrĂ©vĂ©rence de ses contemporains en devenant lui-mĂȘme un acteur de cette rĂ©volution artistique notable dans les annĂ©es 1940.

    Son langage sonore s’affine et s’affirme au fil du temps. Son jeu dĂ©licieusement fougueux attire l’attention de ses homologues. La virtuositĂ© de Charlie Parker au saxophone le fascine. Il parvient progressivement Ă  transposer cette vivacitĂ© mĂ©lodique au piano. Bud Powell devient un instrumentiste de talent que l’on remarque et que l’on acclame. La sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine reste cependant trĂšs inĂ©galitaire et l’aura d’un artiste noir ne le prĂ©serve pas des rĂ©flexes racistes et des exactions policiĂšres. Tandis que le public salue les prouesses du nouveau prodige sur scĂšne, sa vie bascule aprĂšs avoir Ă©tĂ© violemment frappĂ© Ă  la tĂȘte par un reprĂ©sentant zĂ©lĂ© de la force publique. Lentement, son esprit va se perdre dans un dĂ©dale de troubles mentaux qui le conduiront trop souvent dans des Ă©tablissements spĂ©cialisĂ©s.

    Bien que les annĂ©es 1950 soient une pĂ©riode discographique faste pour Bud Powell, ses ennuis de santĂ© perturbent son quotidien. La sĂ©grĂ©gation raciale ne contribue pas non plus Ă  son bien-ĂȘtre et sa vigueur dĂ©cline. C’est Ă  Paris que l’espoir renaĂźt. Francis Paudras, jeune publicitaire français et pianiste Ă  ses heures perdues, Ă©coute depuis des lustres les disques de Bud Powell. Lorsqu’il croise la route de son hĂ©ros, l’admiration se transforme en une complicitĂ© mutuelle. Prenant conscience des dĂ©boires de son camarade amĂ©ricain, Francis Paudras l’hĂ©bergera chez lui pendant de longs mois. La confiance reviendra, l’envie de jouer ressuscitera. Bud Powell retrouvera une forme de sĂ©rĂ©nitĂ© artistique et un fragile Ă©quilibre psychique. Il dĂ©cidera alors de retourner vivre Ă  New York en 1965. Il dĂ©cĂ©dera un an plus tard, le 31 juillet 1966 Ă  41 ans.

    Francis Paudras lui consacrera un ouvrage intitulé « La danse des infidÚles » paru en 1986.

    â–ș Le site web consacrĂ© Ă  Bud Powell

  • En juin 2010, le virtuose de la kora, Toumani DiabatĂ©, Ă©voquait sur nos ondes ses collaborations avec le maĂźtre de Niafunke, le regrettĂ© Ali Farka TourĂ©. À l’époque, l’album Ali & Toumani venait de paraĂźtre et immortalisait la derniĂšre rencontre discographique de deux icĂŽnes de « L’épopĂ©e des Musiques Noires ». Toumani DiabatĂ© nous a quittĂ©s le 19 juillet 2024 Ă  58 ans. RĂ©Ă©coutons-le se raconter avec sensibilitĂ© et modestie.

    TrĂšs jeune, Toumani DiabatĂ© avait Ă©pousĂ© les dĂ©licates sonoritĂ©s de la kora, instrument intimement liĂ© aux cultures ouest-africaines. Comme ses aĂźnĂ©s, il fut un conteur dont la mission Ă©tait de transmettre un savoir lĂ©guĂ© par l’oralitĂ© ancestrale des griots mandingues. La musique Ă©tait, pour lui, un langage universel qui lui permettait de porter une parole de paix et de tolĂ©rance. Cette forme d’expression spĂ©cifique accompagnait son discours d’homme sage. Toumani DiabatĂ© a, tout au long de sa vie, multipliĂ© les rencontres comme pour inciter ses contemporains Ă  partager leurs connaissances pour le bien commun.

    On le vit aux cĂŽtĂ©s du bluesman Taj Mahal. On le vit en compagnie du tromboniste de jazz Roswell Rudd. On le vit Ă©changer avec le banjoĂŻste BĂ©la Fleck. On le vit se mesurer au London Symphony Orchestra. On le vit rĂ©pondre aux sollicitations de la chanteuse islandaise Björk. On le vit s’amuser avec les rythmes latins du groupe Afrocubism. On le vit converser sur disque avec son fils Sidiki. Toumani DiabatĂ© dessinait un univers multicolore sans frontiĂšres. Son ouverture d’esprit lui a ouvert les portes de la renommĂ©e mĂȘme si les lauriers ne l’impressionnaient guĂšre. Il prĂ©fĂ©rait se livrer sur scĂšne ou en studio et susciter l’écoute. Il y parvint sans effort.

    Lorsqu’il nous rendait visite Ă  RFI, sa voix sereine et posĂ©e narrait toujours avec grĂące les histoires du quotidien. L’album Ali & Toumani, commercialisĂ© aprĂšs la disparition du grand Ali Farka TourĂ©, devint l’écho d’une camaraderie sincĂšre dont Toumani DiabatĂ© se plaisait Ă  rĂ©vĂ©ler les secrets Ă  notre micro. Entendre aujourd’hui les mots respectueux de Toumani pour Ali est, certes, Ă©mouvant mais, au-delĂ  de notre frisson, ce document radiophonique fait entrer dans notre mĂ©moire collective ces deux gardiens de la tradition.

    â–ș Toumani DiabatĂ© sur le site de World Circuit.

  • Il y a 40 ans, le guitariste, chanteur, chef d’orchestre et producteur amĂ©ricain, Prince Rogers Nelson, faisait paraĂźtre l’album qui allait le hisser au firmament de la gloire internationale. Purple Rain deviendra, en effet, le marqueur temporel d’une Ă©popĂ©e vertigineuse que le journaliste Ersin Leibowitch narre avec allant dans son dernier ouvrage Prince Xperience – Dans la tĂȘte du gĂ©nie (Hors Collection Editions).

    Si le succĂšs de Prince Ă  cette pĂ©riode charniĂšre de son existence ne souffre aucune contestation, l’envers du dĂ©cor est plus sombre. C’est en substance ce que tente de rĂ©vĂ©ler Ersin Leibowitch dans cet ouvrage vif qui s’intĂ©resse aux circonvolutions artistiques et psychologiques d’un vĂ©ritable gĂ©nie dont les obsessions, les frasques, les tourments, l’insatisfaction permanente, la boulimie crĂ©ative et l’arrogante incomprĂ©hension, le mĂšneront trop loin. Difficile de cerner un personnage aussi complexe et imprĂ©visible. C’est l’exercice auquel se livre l’auteur de ce rĂ©cit palpitant.

    Quelle lecture doit-on avoir de son dĂ©sir perpĂ©tuel d’indĂ©pendance face aux inĂ©vitables injonctions du marchĂ© discographique ? Avait-il raison de dĂ©fier les lois du marketing ? S’égarait-il en voulant conserver le contrĂŽle absolu de ses productions ? A-t-il finalement prĂ©cipitĂ© son inĂ©luctable isolement ? Le secret savamment entretenu de ses travaux lui a-t-il portĂ© prĂ©judice ou magnifiĂ© son image ? Prince Ă©tait un homme pĂ©tri de contradictions. En quĂȘte perpĂ©tuelle de nouveautĂ©s, il lui arrivait de faire volte-face, quitte Ă  dĂ©boussoler ses rares interlocuteurs, comptant sur la fidĂ©litĂ© rĂ©elle de ses aficionados.

    La frĂ©nĂ©sie de son quotidien lui a peut-ĂȘtre brĂ»lĂ© les ailes, mais comment ne pas saluer la qualitĂ© de ses rĂ©alisations et de ses prestations. Ses concerts, qu’ils fussent intimistes ou grandiloquents, ne suscitaient qu’admiration et acclamations. Ses apparitions surprises sur des scĂšnes nocturnes ont fait sa lĂ©gende. Le New Morning Ă  Paris eut le privilĂšge de l’accueillir trois fois lors de ces fameux marathons funk insensĂ©s. Prince Ă©tait un indiscutable maestro dont l’indicible talent fascinait. Le choc de sa disparition, le 21 avril 2016 Ă  57 ans, fut d’autant plus sĂ©vĂšre. Et pourtant, comme le raconte Ersin Leibowitch, les diffĂ©rentes piĂšces du macabre puzzle scellaient cette fin tragique aux barbituriques.

    Son lĂšgue patrimonial est gigantesque car, comme le regrettĂ© guitariste Frank Zappa, Prince conservait l’intĂ©gralitĂ© de tout ce qu’il enregistrait. Ses archives ne manqueront pas de surgir au fil des annĂ©es et nourriront l’appĂ©tit glouton de l’industrie du disque pour le plus grand bonheur des fans Ă©plorĂ©s.

    Site internet de Prince.

    À Ă©couter aussi Un tube, une histoire: «Purple Rain» de Prince

  • Le 25 septembre 1974, la ville de Kinshasa au ZaĂŻre s’apprĂȘte Ă  accueillir un combat de boxe historique. La rencontre devait opposer Mohamed Ali et George Foreman. Victime d’une blessure Ă  l’arcade sourciliĂšre, Foreman renonce temporairement Ă  affronter son meilleur adversaire. Si la confrontation sportive est dĂ©calĂ©e d’un mois, le festival de musique est, lui, maintenu aux dates initiales. James Brown, Miriam Makeba, Tabu Ley Rochereau, B.B. King, entre autres, seront de la fĂȘte et raviront les spectateurs congolais. C’était il y a 50 ans !

    L’intention de rapprocher les diasporas africaines transatlantiques est manifeste et Don King, promoteur amĂ©ricain de ce rendez-vous unitaire, y voit l’occasion de cĂ©lĂ©brer le peuple noir sous le haut patronage de l’omnipotent prĂ©sident Mobutu. Si l’enjeu politique de cet Ă©vĂ©nement n’échappa pas aux plus fins observateurs, l’élan universel rĂ©sista Ă  l’érosion du temps. Durant trois jours, des artistes unis par leurs origines ancestrales africaines cĂ©lĂ©breront leur force expressive commune. À cette Ă©poque, la fronde des mouvements de contestation contre la sĂ©grĂ©gation aux États-Unis peine Ă  Ă©branler les certitudes d’un pouvoir blanc toujours trĂšs rĂ©pressif. Les grands orateurs ont Ă©tĂ© rĂ©duits au silence. John Fitzgerald Kennedy, Malcolm X, Martin Luther King, Bobby Kennedy ne sont plus et les seuls porte-paroles, dĂ©clarĂ©s ou non, de la lutte antiraciste sont les artistes et les sportifs dont l’aura populaire provoque un sursaut citoyen.

    Mohamed Ali est alors une icĂŽne dont les discours sont Ă©coutĂ©s et dont les mots marquent les esprits : « Je pensais que le Congo Ă©tait une immense jungle avec des animaux sauvages prĂȘts Ă  nous attaquer parce que c'est l'image qu'en donnent les États-Unis. Les amĂ©ricains ont peur de venir ici. Et finalement, j'ai dĂ©couvert un peuple amical, un pays structurĂ© avec des aĂ©roports, des hĂŽtels, de jolies maisons, des boĂźtes de nuits, c'est trĂšs accueillant. Pour vous dire la vĂ©ritĂ©, je pense que la jungle se trouve Ă  New York. Vous avez des flics partout, armĂ©s jusqu'aux dents, on entend parler de meurtres tous les jours, de trafics de drogues, de viols de jeunes femmes, de vols Ă  la tire... Encore rĂ©cemment un type a fait irruption dans une banque et a tuĂ© 12 personnes, des accidents de train ont eu lieu, voilĂ  ce qu'est l'AmĂ©rique aujourd'hui ! Ici, c'est si calme, les sauvages sont aux États-Unis. J'ai beaucoup voyagĂ© et je peux tĂ©moigner de la diffĂ©rence entre plusieurs pays. J'arrive de Paris, et croyez-le ou non, ce sont des noirs qui pilotaient l'avion... Impensable aux États-Unis ! ». (Extrait du documentaire When We Were Kings rĂ©alisĂ© par LĂ©on Gast)

    Mohamed Ali n’est pas le seul Ă  revendiquer ses liens avec le continent africain. Le Roi du Blues, prĂ©sent Ă  Kinshasa en ce mois de septembre 1974, paraĂźt lui aussi atterrĂ© par l’image dĂ©sastreuse que la grande AmĂ©rique renvoie de l’homme noir Ă  travers la planĂšte et s’indigne des mĂ©faits de l’esclavage sur ses contemporains : « Je nous vois comme de pauvres noirs qu'on aurait abandonnĂ©s dans le dĂ©sert. On nous a sĂ©parĂ©s de notre culture ancestrale et larguĂ©s au milieu de nulle part. Nous savons que nous avons une terre quelque part sur cette planĂšte qui nous appartient. Nous ressentons les liens qui nous unissent Ă  cette terre, mais nous ne savons pas oĂč elle se trouve. Elle est en nous, mais nous devons trouver ceux qui pensent et vivent comme nous. Et aujourd'hui, nous sommes ici au ZaĂŻre, nous sommes trĂšs bien accueillis, et mĂȘme si nous ne comprenons pas la langue de ce pays, nous savons que des racines culturelles nous rapprochent au-delĂ  du temps qui passe, au-delĂ  des drames et des morts... » (Extrait du documentaire When We Were Kings rĂ©alisĂ© par LĂ©on Gast)

    Cette rĂ©union ƓcumĂ©nique de talents afro-confraternels ne rĂšglera Ă©videmment pas le problĂšme des discriminations. Les exactions se poursuivront et les injustices subsisteront mais, durant quelques heures, une volontĂ© sincĂšre de faire entendre la voix de la raison et d’afficher la puissance sociale d’une communautĂ© africaine soudĂ©e redonnera espoir aux combattants de la libertĂ©. Un demi-siĂšcle plus tard, ce vƓu n’est peut-ĂȘtre pas exaucĂ©, mais il inspire toujours les Ăąmes sensibles et les hommes et femmes de bonne volontĂ©.

    Le Festival Jazz de Kinshasa accompagne d’ailleurs cette annĂ©e cette profession de foi en choisissant de hisser le flambeau : « Jazz for Peace ».

  • Parler de « la musique africaine » est un non-sens tant ce continent recĂšle de rythmes, mĂ©lodies, traditions et langages divers. Est-il pertinent de rĂ©unir sous une seule banniĂšre des formes d’expression aussi diffĂ©rentes que le Makossa, l’Afrobeat, le Kwaito ou le Maloya ? Le dĂ©nominateur commun Ă  tous ces vocabulaires sonores ne peut ĂȘtre que la dimension internationale de leur histoire. Que l’on perçoive ou non cette Ă©vidence, les musiques populaires actuelles ont toutes un enracinement africain. Pour autant, les fondre dans une appellation gĂ©nĂ©rique serait fort rĂ©ducteur car chacune d’elles identifie un peuple, rĂ©vĂšle une culture, dĂ©termine sa place dans L’épopĂ©e des musiques noires.

    Tutu Puoane, Ablaye Cissoko ou Mokhtar Samba ont-ils des points communs ? Outre leurs origines africaines, ils ont tous une histoire propre qui les distingue les uns des autres. La chanteuse Tutu Puoane est une artiste sud-africaine qui dĂ©fend ses racines avec vigueur en mettant en musique les mots de sa consƓur poĂ©tesse Lebogang Mashile. Cette implication sincĂšre revĂȘt certainement un caractĂšre revendicateur mĂȘme si la principale intĂ©ressĂ©e prĂ©fĂšre parler de cĂ©lĂ©bration romantique de sa culture ancestrale. Tutu Puoane ne se considĂšre pas militante. Elle se plaĂźt seulement Ă  exprimer ses Ă©tats d’ñme qui, parfois, rejoignent les prĂ©occupations de ses contemporains. Sa participation au collectif « Black Lives – From Generation to Generation » en est une belle illustration. L’intention est louable puisqu’elle encourage la tolĂ©rance et l’unitĂ© des peuples du monde entier, sans discrimination, sans prĂ©jugĂ©s, sans idĂ©es prĂ©conçues.

    Ablaye Cissoko fait Ă©galement partie de ces esprits sages qui insufflent la concorde au-delĂ  des frontiĂšres gĂ©ographiques de son SĂ©nĂ©gal natal. Virtuose de la kora, il promeut le partage et l’écoute en multipliant les projets multicolores. Avec son ami Simon Goubert, brillant batteur français, il a imaginĂ© il y a 15 ans un orchestre dont les effluves musicaux transcendent les nationalitĂ©s. « African Jazz Roots » fit paraĂźtre un premier album en 2012 et veille depuis Ă  entretenir la flamme du consensus rythmique et mĂ©lodique. Une fois de plus, le continent africain, pĂ©tri de nombreuses sources sonores, nourrit l’universalisme de la musique.

    Le batteur Mokhtar Samba ne peut que souscrire Ă  cette dĂ©finition incontestable. Ce maestro de la cadence africaine assumĂ©e est le fruit de plusieurs cultures. Ses racines marocaines et sĂ©nĂ©galaises ont favorisĂ© son ouverture d’esprit et accĂ©lĂ©rĂ© sa comprĂ©hension de la « clave », ce rythme afro-planĂ©taire que des milliers de musiciens ont dĂ» apprĂ©hender pour dĂ©velopper leur personnalitĂ© artistique. Certains l’ont acquis avec effort, d’autres l’ont simplement ressenti et façonnĂ© Ă  leur guise. Pour Mokhtar Samba, la maĂźtrise de cet art est innĂ©e. Elle s’inscrit dans son ADN culturel. Il n’est d’ailleurs pas Ă©tonnant que son dernier album Safar soit un voyage international dont le tempo africain ponctue les diffĂ©rentes Ă©tapes.

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    Site internet Tutu Puoane Music

    Site internet African Jazz Roots

    Facebook Mokhtar Samba

  • DĂ©limiter l’espace caribĂ©en est souvent pĂ©rilleux car cette rĂ©gion du monde est une addition miraculeuse de cultures hybrides et de territoires ultramarins malmenĂ©s par l’histoire. Cette myriade de destinĂ©es populaires a donnĂ© naissance Ă  une identitĂ© revendiquĂ©e. Pourtant, ĂȘtre Antillais, JamaĂŻcain, Trinidadien ou Cubain, ne peut se rĂ©sumer Ă  une simple affirmation unitaire. Les spĂ©cificitĂ©s rĂ©gionales, les idiomes locaux, les rythmes et harmonies, distinguent chaque crĂ©olitĂ©. Les musiciens en sont les garants.

    Leyla McCalla est, certes, nĂ©e aux États-Unis mais ses racines parentales la ramĂšnent constamment Ă  la source haĂŻtienne de son expressivitĂ©. Chacun de ses albums distille cette Ă©manation originelle qui inscrit son ĂȘtre tout entier dans une histoire patrimoniale façonnĂ©e par les soubresauts existentiels de ses ancĂȘtres. Autrefois, Ă  Port-au-Prince, la petite Leyla Ă©coutait Radio HaĂŻti chez sa grand-mĂšre. Elle se souvient toujours aujourd’hui des voix et des musiques qui accompagnaient sa jeunesse auprĂšs de ses aĂŻeux. L’assassinat de Jean Dominique, directeur de cette antenne lĂ©gendaire, le 3 avril 2000, suscitera tant d’émoi que Leyla McCalla imaginera un album partiellement composĂ© d’archives sonores entendues sur cette station libre et indĂ©pendante. « Breaking the thermometer » sera l’écho de cette Ă©motion vive qui Ă©branla les partisans de la libertĂ©.

    HaĂŻti est une terre rebelle oĂč dĂ©fier le colonialisme est un combat ancestral. Le saxophoniste montrĂ©alais Jowee Omicil a fait paraĂźtre en 2023 un album destinĂ© Ă  panser les blessures. En remontant jusqu’au 14 aoĂ»t 1791, il convoque un passĂ© redoutable quand les esclaves de Bois-CaĂŻman, rĂ©unis lors d’une cĂ©rĂ©monie vaudoue, envisagent dĂ©jĂ  la fronde qui mĂšnera Ă  la rĂ©volution citoyenne de 1804 et Ă  l’indĂ©pendance de ce pays meurtri. Toussaint Louverture, figure Ă©minente de cet Ă©vĂ©nement historique, n’est cependant pas le pilier de ce disque audacieux. L’intention artistique est davantage mue par un dĂ©sir de guĂ©rison spirituelle que le free jazz peut nourrir. Ce jaillissement de notes multicolores est un cri libĂ©rateur que l’on doit accueillir avec candeur et comprĂ©hension.

    Les territoires caribĂ©ens ont tous souffert du poids de l’oppression europĂ©enne. La JamaĂŻque, par exemple, fut trĂšs longtemps administrĂ©e par la couronne britannique. Les soulĂšvements populaires rĂ©pĂ©tĂ©s furent souvent Ă©touffĂ©s par la mainmise d’une violente tutelle. Lorsque le pianiste Monty Alexander voit le jour le 6 juin 1944 Ă  Kingston, l’indĂ©pendance de la JamaĂŻque est encore loin d’ĂȘtre acquise. Les tensions politiques ne cessent de croĂźtre et poussent certaines familles Ă  rejoindre les États-Unis. Le jeune Bernard Montgomery Alexander Ă©chappera donc Ă  une jeunesse trop Ăąpre en suivant ses parents Ă  Miami et Ă  New York. Pour autant, ses souvenirs d’enfant jamaĂŻcain surgiront naturellement dans sa musicalitĂ© d’instrumentiste aguerri. À 80 ans, sa virtuositĂ© de jazzman n’élude pas sa culture initiale. Comme nombre de ses contemporains caribĂ©ens, Monty Alexander a su conjuguer son goĂ»t pour le swing amĂ©ricain et son attachement au ska et au mento jamaĂŻcains.

    Questionner son identitĂ© n’est pas forcĂ©ment un acte dĂ©libĂ©rĂ©. Souvent, une parole ou une mĂ©lodie suffit Ă  rĂ©vĂ©ler l’essence d’une tradition. Georges Granville ne revendique pas ses liens avec la Martinique, il les laisse apparaĂźtre. Son jeu au piano dĂ©voile sans ostentation une culture antillaise certaine mais il ne l’impose pas. Son album Perspectives nous laisse vagabonder dans son cheminement mĂ©lodieux. Les Beatles croisent Chick Corea, le BĂšlĂš semble circonvoluer avec Keith Jarrett. Cette crĂ©olitĂ© crĂ©dule est peut-ĂȘtre le dĂ©nominateur commun Ă  toutes les composantes de l’identitĂ© caribĂ©enne.

    Le site de Leyla McCalla

    Le site de Jowee Omicil

    Le site de Monty Alexander

    Le site de Georges Granville